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Roger-Pol Droit : " Il faut faire confiance aux ressources de l'humanité"

L’engagement a ses limites, observe Roger-Pol Droit, co-auteur avec Monique Atlan de l’essai Le sens des limites. Le double diktat des « certitudes » et de la « radicalité » crée l’illusion que tous les engagements seraient « moralement légitimes ». Or, selon le philosophe, penser avec justesse le sujet réclame de « revisiter l’idée même de limite ». Une exigence que l’entreprise – si friande d’engagement exigé de ses salariés ou communiqué vers ses clients – doit plus que jamais considérer dans ses discours et ses actes. (Cette interview est issue de T La Revue de La Tribune - N°4 Avril 2021)
(Crédits : Hannah Assouline)

Comment la discipline de la philosophie - dans l'histoire de sa pratique - et le philosophe que vous êtes abordent-ils et traitent-ils l'engagement ? Le philosophe lui-même a-t-il pour responsabilité de « s'engager » ?

Avant toute chose, il faut souligner combien ce terme d'engagement est récent, puisqu'il apparaît seulement, dans son sens politique, au milieu du XXe siècle, et combien ce qu'il désigne est très ancien, puisque c'est chez Platon, dans La République, que se trouve sa toute première justification. Le philosophe, l'ex-prisonnier qui est sorti de la Caverne, qui a quitté le monde de l'illusion pour celui de la contemplation des Idées éternelles, explique Platon, ne doit pas rester dans le Ciel des Idées. Au lieu de vivre dans sa tour d'ivoire, il lui faut obligatoirement redescendre, retourner dans la Caverne afin d'y mettre de l'ordre, de la justice. Le philosophe doit gouverner, au nom du Vrai, du Bon et du Beau. Ainsi est née l'une des conceptions les plus tenaces et durables de l'histoire occidentale : un savoir vrai doit présider à la direction de la Cité. Cette conception prendra des visages très divers, celui du « despotisme éclairé » avec Voltaire et Diderot, philosophes conseillers des princes, celui de l'intellectuel s'engageant dans le combat public contre l'injustice, Voltaire et l'Affaire Calas, Zola et l'Affaire Dreyfus, sans oublier celui du léninisme. Quand Lénine écrit « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu'elle est vraie », c'est un énoncé purement platonicien...

Avec Sartre, Merleau-Ponty, Camus, c'est une autre face de la même histoire qui s'est enclenchée. L'engagement, pour eux, concerne d'abord l'entrée au parti communiste, ou le fait d'être compagnon de route sans prendre sa carte. Parce que le philosophe est l'homme de l'universel, il doit être solidaire des luttes pour l'émancipation, participer aux combats des plus démunis, se tenir au côté des opprimés. La question se complique, évidemment, quand la défense des opprimés se mue en dictature, le communisme en totalitarisme, la révolution en Goulag. C'est pourquoi il a fallu, dans les dernières décennies du xxe siècle, revenir sur ces perspectives, remettre en cause les pseudo-évidences de l'universalisme, et finalement privilégier, comme le fit Michel Foucault, des luttes spécifiques, au cas par cas, plutôt que des engagements globaux.

À l'engagement sont communément associées une destination ou une motivation altruistes, généreuses, voire héroïques. Est-il tout aussi honorable de s'engager « pour soi » ?

Le modèle le plus ancien, cette fois, serait à chercher du côté d'Épicure. En effet, l'opposé de l'obligation faite au philosophe de se mêler aux affaires de la Cité pour les améliorer, comme Platon le préconise, Épicure, le « philosophe du Jardin », propose le retrait. Il choisit de privilégier une communauté d'amis qui vivent à l'écart, donc une forme de désengagement du politique, qui serait en revanche une sorte d'engagement à la sérénité, à l'absence de troubles, un remède à la « tempête de l'âme ». Deux remarques s'imposent alors. D'une part, il faut évidemment distinguer cette entrée dans une vie philosophique hors de la Cité de ce qu'est l'individualisme moderne (celui du « chacun pour soi » et du « moi avant tout le monde »). Le désengagement épicurien n'est pas synonyme de concurrence acharnée ni de lutte pour l'emporter sur les autres. D'autre part, il ne faut pas confondre ce bonheur à la manière d'Épicure, qui implique un désengagement du politique, et l'obligation d'être heureux - partout, toujours et tout le temps - qui a envahi les sociétés postmodernes, lesquelles rêvent d'une élimination complète du négatif. Or un monde sans mort, sans maladie, sans finitude, sans conflits, sans souffrances non seulement n'est qu'une pure fantasmagorie, mais une fantasmagorie dangereuse, dans la mesure où le négatif est en réalité ce contre quoi on se construit.

De même que l'injonction au bonheur doit être dénoncée, l'injonction à l'engagement ne doit-elle pas être pourfendue ? Est-il encore possible, dans le contexte contemporain d'hystérisation et d'antagonisation du débat public, de faire valoir le droit au désengagement - et même la nécessité de se désengager, lorsqu'on s'est égaré, dissous ou perdu dans l'engagement ?

Distinguons... Il faut résister, cela va de soi, à mes yeux, à l'incitation permanente qui nous est faite d'avoir un avis sur tout. Il faut donc savoir se soustraire à cette pression permanente qui nous pousse à prendre part à toutes les polémiques, à être nécessairement « pour » ou « contre » n'importe quoi... Quand la culture du clash remplace le débat, quand l'injure prend la place des arguments et que l'invective tient lieu d'analyse... alors, oui, il devient nécessaire de se tenir à l'écart ! La question devient plus délicate quand il s'agit de combats qui se présentent comme moraux, vitaux, ou les deux. Peut-on, doit-on, se désengager des luttes contre les discriminations ? Des actions pour préserver la biodiversité ? Des combats écologiques ? Sur ces points, il est beaucoup plus difficile de discerner où passe la frontière entre engagement nécessaire et désengagement souhaitable. Il faut peser avantages et inconvénients, comparer efficacité réelle ou gesticulation symbolique, au cas par cas.

Toutes les formes, tous les terrains, tous les objets, toutes les finalités d'engagement se valent-ils ? Est-il compréhensible ou au contraire irrecevable d'établir une hiérarchie morale des engagements ?

Non, évidemment, toutes les causes pour lesquelles il est possible de s'engager ne se valent pas. Le problème est que ce n'est pas simplement la morale qui les distingue. S'il suffisait de se demander ce qui est bien et ce qui est mal pour savoir s'il convient de s'engager ou non, tout serait simple ! Ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Au contraire, tous les engagements, aujourd'hui, se croient moralement légitimes. Quelle que soit la cause que l'on défende, elle est vertueuse. S'engager, c'est toujours se croire du côté du Bien, être convaincu de combattre le Mal. Les actions les plus opposées ont toutes ce point en commun. C'est pour cette raison que l'on peut commettre le pire d'un pas léger, qu'on peut dénoncer, injurier, menacer, persécuter et, s'il faut, exécuter, puisqu'on se trouve justifié, au nom de la morale, puisqu'on agit bien, et que les adversaires sont forcément des salauds, des forces du mal, des êtres démoniaques. C'est pour cette raison qu'il faut se défier des pseudo-certitudes idéologiques. Au nom du Bien, du Vrai et du Juste, on tue aisément... Un esprit qui doute est rarement criminel.

L'engagement convoque également l'éthique. Et sur l'immense spectre tolérable et intolérable de l'éthique, il est copieusement balloté. Un exemple ? L'engagement du soldat déterminé à tuer au nom du drapeau est-il de « même portée éthique » que l'engagement du médecin bravant les balles dudit soldat pour soigner le civil ou l'ennemi blessés ?

Ce qui montre avant tout, me semble-t-il, que ce terme même d'engagement est à examiner de manière critique si l'on veut éviter qu'il ne devienne un fourre-tout et un piège. Car l'engagement du soldat repose d'abord sur un contrat : il a signé pour se battre contre une rémunération, une solde (c'est de là que vient le mot « soldat »). Pour le militaire, légionnaire de César ou professionnel moderne, « engagez-vous, rengagez-vous » est une affaire d'emploi contractuel avant même d'être une question morale. Le médecin n'a pas, par définition, le même point de vue sur la vie, puisqu'il s'est engagé, par serment, à la défendre, à la préserver et à la prolonger, sans se soucier que ce soit la vie d'un enfant ou d'un vieillard, d'une femme ou d'un homme, d'un ami ou d'un ennemi. C'est pourquoi mieux vaudrait parler d'action, ou même de révolte, que d'engagement. Car on peut modifier ses comportements, ses décisions, changer de mode d'action, alors que le terme même d'engagement évoque une contrainte, l'entrée dans un engrenage, un processus qui rend plus difficile le retour en arrière ou le changement de cap.

Toutefois, j'ajouterais, pour revenir sur le début de votre question, que le seuil, la limite franchie, le sentiment d'intolérable sont toujours au cœur du déclenchement des révoltes. Camus l'a magnifiquement montré dans L'homme révolté : on supporte, on subit, on endure, et un jour c'est trop, ce n'est plus vivable, plus tolérable... la révolte éclate !

La crise pandémique depuis plus d'un an questionne l'exercice de l'engagement. L'engagement apparaît comme une « valeur » en pleine résurrection, cardinale et même sacralisée. Est-ce seulement de circonstance ou cela peut-il sédimenter durablement ?

Je ne sais... D'ailleurs, il me semble bien que personne, honnêtement, ne peut se dire en mesure de prévoir ce qui va arriver. Une fois que les vaccinations et les immunités collectives auront jugulé les progrès de l'épidémie, il n'y a aucun moyen d'exclure l'éventualité d'un retour au monde précédent, agrémenté d'un syndrome « années folles » de surconsommation et de fêtes... En tout cas, ce qui se passe en ce moment est la prise de conscience d'une articulation profonde entre l'individuel et le collectif qui n'était jusqu'à présent assez aperçue. Dans la solitude, les isolements, les séparations imposées par les confinements, les couvre-feux et les distanciations, nous n'avons pas cessé d'éprouver le sentiment de notre sort commun, de nos liens et de notre interdépendance. C'est cela qui me semble important et durable : la découverte sensible, existentielle, charnelle d'une forme de solidarité dans la séparation. Ce basculement me paraît porteur de plus de conséquences possibles, sur le moyen et le long terme, que les engagements ponctuels des actions de solidarité.

Les engagements individuels peuvent coaguler vers un engagement collectif, à condition de déterminer une cause universelle et de leur associer un support politique. « Sauver la planète vivante » - végétale, animale, humaine, la planète des ressources naturelles, celle de l'air et de l'eau - peut-il constituer le ciment de cette collectivité d'engagement ?

Évidemment oui ! C'est en tout cas ce qu'on a envie de répondre, au premier abord, tellement, telle qu'elle est formulée, la question ne semble pas pouvoir appeler d'autre retour d'un acquiescement immédiat et total. Comme si l'on demandait : « la vie, vous êtes pour ou contre ? » ou « voulez-vous que tout disparaisse ? » ou encore « la mort est-elle le bien suprême ? »... que sais-je encore ? Si l'on interroge pour savoir si sauver la Terre, éviter de détruire la vie sur cette planète et préserver les générations futures constitue ou non un bon projet, les probabilités de recueillir une adhésion massive sont... assez fortes. C'est justement pourquoi il faut prendre de la distance, et réfléchir. Car je ne crois pas que cet unanimisme immédiat fasse une politique, ni même qu'il constitue magiquement une cause universelle. Pour deux raisons principales.

D'abord, ce consensus apparent débouche en fait sur quantité de politiques énergétiques, agricoles, industrielles et sociales distinctes, et même carrément opposées. Il y a plus que des nuances entre les partisans de la décroissance et de la désindustrialisation et les défenseurs de la transition énergétique par le moyen de la croissance et des progrès de la recherche scientifique et technique. De même, ce ne sont pas des divergences mineures qui opposent les collapsologues et autres prophètes de l'effondrement supposé inéluctable du capitalisme et les défenseurs d'un environnement protégé et sauvegardé par les entreprises et les producteurs. Entre ces politiques incompatibles existent des conflits radicaux.

D'autre part, tout en étant parfaitement conscient que nous devons changer nos modes de vie, de consommation, de production, de transport etc. et cesser de vivre comme si nous avions trois planètes alors que nous n'en avons qu'une, je suis également très méfiant envers les risques de totalitarisme et de terreur que cet engagement universaliste contient et peut aisément développer. À partir du moment où l'on se convainc d'avoir pour mission de sauver la planète, les espèces vivantes, l'avenir de l'espèce humaine, la vie tout court, comment ne se sentirait-on pas investi du droit, absolument légitime, d'employer tous les moyens pour y parvenir ? Comment ne pas contraindre, dans cette situation de vie ou de mort universelle, les criminels qui refusent de comprendre ou d'obtempérer ? C'est pour leur bien qu'on va les forcer... Altruisme, justice, terrorisme et dictature feront alors alliance, comme ce fut bien souvent le cas dans l'histoire, mais cette fois les enjeux sont encore plus grandioses, plus indiscutables !

Il faut défendre la planète tout en combattant les risques de totalitarisme que cette défense porte en elle...

Absolument, et qui commence, à mon avis, par le refus radical de se laisser terroriser par les prophéties d'apocalypse. Regardez par exemple l'engagement de Greta Thunberg, devenue si vite influente. Certains aspects de son discours étaient sensés, d'autres impossibles, notamment cette déclaration : « Je veux que vous ayez peur ». Ceci me paraît nocif et pervers. Je veux bien changer de comportement, de mode de vie, m'engager de manière concrète, pratique et quotidienne pour que changent les situations. Je refuse, catégoriquement, qu'on cherche à me faire éprouver de la peur. Cette intimidation n'est qu'un engagement verbal, une posture, une incitation au fanatisme qu'il s'agit d'endiguer, en promouvant une politique des limites.

Avec Monique Atlan, vous avez publié Le sens des limites (Éditions de l'Observatoire). L'engagement a-t-il des limites, doit-il avoir des limites ? Doit-il, par exemple, se soumettre - ou au contraire - recourir à la transgression, la subversion, la désobéissance, et même la violence ?

Il ne nous appartient pas, à Monique Atlan et à moi, de décider de ce que doit être ou ne pas être l'engagement « en général », pas plus que tel ou tel engagement en particulier. Pourtant, l'objet central de notre livre sur le sens des limites, est directement lié à votre question, parce que c'est d'abord un diagnostic de la radicalité contemporaine, faite d'absence de nuances et même de réflexion, qui nous a convaincus qu'il faut désormais repenser, de fond en comble, l'idée même de limite.

Pour le comprendre clairement, repartons de la pandémie. Depuis plus d'un an, nous sommes chaque jour confrontés brutalement à la question des limites. Déplacements, emplois du temps, possibilités d'action, distances avec le corps des autres sont encadrés par les limites des confinements et des mesures sanitaires. La durée de ces contraintes et l'incertitude qui se prolonge nous conduisent aux limites de nos capacités à endurer l'angoisse et le stress.

De manière plus générale, dans le monde entier, la Covid-19 a aussi fait mieux prendre conscience d'une série de limites concernant les systèmes de santé, les moyens de connaissance scientifique et de prévision, sans oublier les possibilités d'action, notamment la production et l'injection des vaccins. Toute une série d'autres limites, encore plus vastes, entrent en jeu, relatives aux gestions économiques, aux solidarités internationales, à l'expansion humaine, aux distances à respecter entre les espèces.

Que faut-il faire de ces limites ? Les refuser ? Les renforcer ?

Il y a mieux, et plus urgent : les repenser. Refuser le tout ou rien, la radicalité. Les uns s'engagent pour combattre ce qu'ils considèrent comme une « dictature sanitaire » instaurant des mesures liberticides, les autres s'engagent dans le renforcement des barrières. La pandémie révèle en fait la profonde impasse qui caractérise notre époque, opposant, sans issue, les partisans des expansions illimitées, qui considèrent toutes les limites comme des carcans entravant leur liberté, et les partisans des contraintes autoritaires, qui veulent à toute force imposer des limites rigides, salvatrices à leur avis.

Dans notre livre, nous tentons de diagnostiquer en détail les caractéristiques de cette crise où s'affrontent deux camps dont les engagements opposés masquent les points communs : radicalité du « tout ou rien », conception fruste, rudimentaire et simpliste, de la limite.

Aujourd'hui, pour inventer des issues à cette impasse, la première urgence est de revisiter l'idée même de limite, pour comprendre combien elle est plus complexe et bien plus riche qu'on ne l'imagine. Car la limite est vitale et organisatrice, elle donne des contours, sépare et unit, filtre, interdit et protège. Si on prenait conscience de cette complexité, si on en tirait les conséquences, une autre politique deviendrait sans doute possible, et peut-être une sortie de crise.

Et, pour revenir à votre question, d'autres styles d'engagement s'ensuivraient aussi, qui ne seraient plus tout d'une pièce et deviendraient capables de mener, ici, des actions coups de poing, là, des négociations patientes. Ces engagements pourraient conjuguer obéissance et transgression, et combiner, selon les cas, violence et non-violence. Au lieu d'engagements rigides, monolithiques, idéologiques, des actions au cas par cas, selon les circonstances et les contextes.

C'est en fait dans le domaine des croyances - religieuses, mais aussi idéologiques - que l'engagement expose aux dérives les plus grandes...

Qu'il s'agisse des fanatismes religieux ou des fanatismes politiques, chaque fois les pires dérives proviennent toujours d'une même source : la conviction de détenir une vérité absolue, de posséder une certitude qui légitime tout ce qu'on fait pour la faire triompher ou la défendre. L'apprentissage de la tolérance n'est pas contraire à un engagement actif, mais il suppose de commencer par mettre entre parenthèses l'impérialisme des certitudes. Cette mise entre parenthèses constitue la difficulté majeure, car il ne s'agit pas de demander aux convaincus de renoncer à leurs convictions, mais bien de parvenir à coexister sans s'entretuer. Là encore, c'est une question de limites. Il s'agit en effet d'élaborer l'espace où se séparent et s'articulent la foi, comme conviction absolue, et la vie de tous, qui ne la partagent pas ou qui ont des convictions contraires. En un sens, il faudrait ainsi concevoir, par exemple, la laïcité à la française comme une tentative historique de « désengagement » de l'espace public. Mais elle est aujourd'hui à bout de souffle, ce qui confirme combien il est urgent de réélaborer des normes et des pratiques de tolérance qui correspondent à notre époque.

L'engagement occupe une place - trop ? - centrale dans le lexique managérial. L'engagement est devenu doctrine, des entreprises ont même créé des « directions de l'engagement », associées, assujetties ou confondues aux prérogatives de fondation, de RSE, voire de communication. Tout comme celle de résilience a été capturée et dévoyée à la faveur de la crise pandémique, la notion d'engagement commence d'être prisonnière d'une exploitation spécieuse. Et lorsque l'engagement de l'entreprise n'est pas aligné sur l'engagement réclamé aux salariés, c'est, inévitablement, l'échec - dans le domaine « aussi » de l'engagement, l'exemplarité du sommet de la pyramide est clé. Amalgamer Engagement et RSE, Engagement et fondation, Engagement et communication pourrait entraver les progrès réels d'un nombre croissant d'entreprises en matière sociétale et environnementale. Est-il possible ou illusoire de vouloir décréter l'engagement d'un corps social ?

Je ne suis pas vraiment compétent pour juger du détail de ces pratiques et de ces discours, mais il me semble qu'ils reposent sur une part d'illusion, qui est liée à une tendance lourde de notre époque : effacer les limites entre tous les domaines. Une entreprise ne se contente plus de mettre sur le marché un produit ou un service, de travailler ses marges, son image et ses réseaux. Elle se veut en plus lieu de vie, voire de bien-être, espace de formation, mais aussi responsable éthique, acteur social, exemple écologique. Ces préoccupations sont légitimes et même vertueuses. Mais, quand elles deviennent envahissantes, contraignantes, obsessionnelles, elles sont aussi contreproductives.

Quelles limites, notamment en entreprise, faut-il instituer pour que l'engagement ne devienne pas aliénation, soumission, et même dogme ?

Il n'y a pas de réponse fixe à cette question. Parmi les analyses enrichissant la notion de limite que nous avons menées dans notre livre, Monique Atlan et moi soulignons notamment que « toute limite est limite de... », c'est-à-dire qu'il n'y a pas de limite « en soi », absolue, intangible, mais seulement des limites spécifiques, singulières, propres à chaque configuration. D'autre part, la limite est le plus souvent une négociation, un compromis. Si l'on applique ces remarques à l'engagement en entreprise, c'est à tous les membres d'une entreprise qu'il appartient d'instaurer, au cas par cas, les normes et leur application, afin qu'il existe, s'ils le jugent souhaitable, un engagement collectif mais qu'il ne soit ni punitif ni autoritaire et dogmatique.

L'évolution des mœurs, des comportements, des aspirations, notamment au sein des jeunes générations, modifie le rapport à l'engagement. Communément, il est « dit » que les jeunes s'engagent « moins » dans leur travail ou leur emploi - sans pour autant d'ailleurs qu'ils s'engagent plus dans leur responsabilité de citoyen. Pour déterminer le substrat de cet engagement professionnel, ne faut-il pas plutôt employer l'adverbe « autrement » ? Et s'en réjouir ?

Le maître mot est « responsabilité ». Être responsable de soi, de ses parcours, de ses actes et de leurs conséquences peut conduire à deux types d'attitudes opposées. La première porte à des engagements professionnels, sociaux ou politiques déjà définis dans le cadre des entreprises, des institutions, des repères collectifs. Ces schémas préexistants ont le mérite d'être « prêts à l'emploi », si l'on peut dire, et généralement efficaces, mais ils ont l'inconvénient majeur de ne fournir qu'une responsabilité anonyme, fournie en kit, et non pas construite par soi-même.

D'où l'émergence, de plus en plus forte, d'une attitude de désengagement qui correspond d'abord à une volonté de devenir responsable de soi, et non de se couler dans des moules déjà constitués. Le risque est que cette recherche n'aboutisse qu'à une forme d'indifférence, de lassitude, ou de règne du caprice.

L'équilibre entre ces deux versants est précaire, instable. Mais il faut faire confiance aux ressources de l'humanité, aux capacités d'invention des nouvelles générations. Je ne vois pas pourquoi elles seraient moins créatrices que les précédentes.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°4 - S'engager et agir - Avril 2021 - Découvrez la version papier

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