Drahi : « L'argent, c'est pas important »

Par Pierre Manière  |   |  1014  mots
Patrick Drahi, le patron d'Altice, maison-mère de Numericable-SFR.
En marge de l’inauguration ce mardi d’un centre dédié à l’entrepreneuriat à Polytechnique financé par ses soins, le magnat des télécoms, à la tête de SFR en France, a expliqué sa philosophie de vie et sa vision du monde des affaires aux étudiants de l’école.

Dans l'Hexagone, la réussite de Patrick Drahi en étonne plus d'un. Encore inconnu du grand public il y a quelques années, il est devenu l'un des magnats des télécoms les plus puissant du globe. « Parti de rien » comme il le rappelle à la moindre occasion, il est à la tête d'Altice (maison-mère de SFR), un groupe mondial de 38.000 personnes, qui totalise 50 millions de clients des deux côtés de l'Atlantique.

La recette de Patrick Drahi ? Le LBO (« Leverage Buy Out », ou achat avec effet de levier), consistant à s'endetter pour racheter ses proies. Ceci fait, il « résout les problèmes », comme il s'en vante, notamment en taillant fortement dans les coûts de ses acquisitions. L'objectif est clair: dégager vite du cash, qu'il fait ensuite remonter à Altice pour éponger son énorme dette. Fin 2015, celle-ci s'élevait à 35,5 milliards d'euros, auxquels s'ajouteront prochainement 8 milliards supplémentaires liés à l'acquisition de Cablevision aux Etats-Unis.

Si pour beaucoup, vivre avec une telle dette apparaît inimaginable, Patrick Drahi, lui, s'en moque, persuadé du bien-fondé et de la viabilité de sa stratégie. C'est ce qu'il a expliqué mardi aux étudiants de Polytechnique, l'école dont il est issu. Lors de l'inauguration d'un centre dédié à l'innovation et à l'entrepreneuriat financé par ses soins, Patrick Drahi a vanté aux élèves son modèle économique. Surtout, il semble carrément persuadé que celui-ci permettrait à la France de sortir de la crise et de régler bien des maux.

La finance est « fondamentale »

D'emblée, il l'affirme haut et fort: s'endetter fortement pour racheter d'autres entreprises n'est pas un problème. D'après lui, le LBO, c'est même la meilleure solution. Pourquoi ? Parce qu'en empruntant pour racheter des sociétés, il garde la main sur l'essentiel de son capital, et reste donc seul maître à bord de son entreprise. Ce qui n'est pas le cas en faisant appel à des investisseurs, qui prêtent leur argent contre une part de la société.

 « Si vous êtes un entrepreneur et que vous avez besoin de lever 10 millions d'euros - car vous n'êtes pas fils de riche -, vous partez de zéro. Cet argent, vous allez le lever auprès d'un investisseur qui va prendre une part de votre capital. Si vous faites ça quatre ou cinq fois, il ne va plus rien vous rester. »

Patrick Drahi fait référence aux grandes sociétés technologiques de la Silicon Valley. Beaucoup ont été fondées « par des entrepreneurs extraordinaires », dit-il. « Mais combien détiennent leur entreprise 10 ans après ? Très peu. Ces entrepreneurs sont très riches, mais avec 2% ou 3% de leur capital, ils ne le contrôlent plus. Et donc si un jour ça ne marche pas très bien, ils peuvent être mis dehors. »

Bref, en choisissant la voie de l'endettement, Patrick Drahi est persuadé d'avoir décroché la timbale :

« Souvent, la grande différence entre un créateur d'entreprise qui est très bon dans les idées, et quelqu'un qui va savoir développer son entreprise à très long terme, c'est justement la capacité à maîtriser ce dont on n'aime pas beaucoup parler en France mais qui est fondamental : la finance. »

En définitive, faire appel à un « banquier-prêteur », qu'il faut « juste rembourser », « c'est la seule façon de développer un groupe à très grande vitesse tout en contrôlant son capital », achève-t-il.

« L'argent, c'est pas important »

Et la peur de ne pas pouvoir rembourser ? Et la crainte de l'échec ? Devant les apprentis-polytechniciens, Patrick Drahi balaye ces perspectives d'un revers de main. « Quand on parle de 'vie professionnelle', c'est le mot 'vie' [qui compte le plus]. L'important, c'est de passer du bon temps, de ne pas se prendre la tête, de ne pas se stresser. » Avec une telle philosophie, un échec professionnel, s'il survient, demeurera « une réussite », à dix lieues d'« un échec de vie ». Pour appuyer ses dires, le grand patron se remémore l'achat de sa première maison:

« J'avais 27 ans et pas un franc. Je l'ai achetée 100% à crédit. Mes copains me disaient : 'Mais t'es fou ou quoi ?' Moi j'ai dit que de toute façon, j'ai pas pris beaucoup de risque, c'est la banque qui a tout prêté. Et puis quel est mon risque si dans 4 ou 5 ans je ne peux plus rembourser mon crédit ? Bah la banque, elle va reprendre la maison. Mais ça, c'est matériel, c'est pas important. C'est comme l'argent, c'est pas important. Ce qui est important, c'est qu'elle va jamais me prendre les 5 ans de bonheur que j'aurai passé avec ma famille dans cette maison. »

« Se remuer un peu »

Interrogé sur la crise et le chômage qui plombent l'Hexagone depuis des années, Patrick Drahi n'hésite pas à faire le parallèle avec SFR, l'opérateur au carré rouge qu'il a racheté en 2014, dont le réseau s'est dégradé faute d'investissements. Pour mémoire, il l'avait qualifié l'an dernier de « fille à papa qui dépensait sans compter » sous le règne de Vivendi.

 « La France est un pays extraordinaire, assure Patrick Drahi aux étudiants. Avant d'embrayer : « Mais c'est un petit peu comme SFR : on n'a pas de problèmes fondamentaux, mais des problèmes momentanés. »

Pour régler les « problèmes » du pays, il faut donc « se remuer un peu », poursuit Patrick Drahi. En premier lieu, il fustige « la complexité des processus de décision qu'on a en France ». Avant de plaider pour « un choc de simplification ».

Mais surtout, il faut d'après lui que les Français se mettent au boulot :

« Nous, en tant que Français, que collaborateurs, que citoyens, eh bien je pense qu'il faut accepter de travailler un petit peu plus. Parce que dans les pays voisins, on travaille plus. Il faut aussi accepter d'avoir un peu moins de vacances... »

Un plaidoyer qui ne rassurera probablement pas les salariés de SFR, dont les syndicats déplorent un climat social délétère depuis que Patrick Drahi a repris l'opérateur en main.