La "taxe Gafa" de Bruno Le Maire, coup d'épée dans l'eau ou coup de poker ?

Par Sylvain Rolland  |   |  1878  mots
(Crédits : Gonzalo Fuentes)
Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire vient d’annoncer qu’un projet de loi pour taxer les géants du numérique à hauteur de 3% minimum de leur chiffre d’affaires en France, sera présenté d’ici à fin février. Un repli stratégique face au blocage des négociations en Europe, pour une loi essentiellement symbolique.

Puisque l'Europe tarde à agir, alors la France prend les devants. Conformément aux "menaces" qu'il profère sur tous les plateaux télé depuis quelques mois, Bruno Le Maire a annoncé, dans les colonnes du JDD dimanche 20 janvier, la mise en place prochaine de sa taxe sur le chiffre d'affaires des entreprises du numérique. Surnommée de manière imprécise "taxe Gafa", la mesure vise en priorité les géants comme Google, Apple, Facebook et Amazon. Et pour cause : grâce aux techniques d'optimisation fiscale, les champions de la nouvelle économie ne paient que 9% d'impôt en France, contre 23% en moyenne. « Une question de justice et d'efficacité » et « un enjeu majeur du XXIè siècle » d'après Bruno Le Maire.

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Quel impact sur les acteurs du numérique français et européens ?

Si les géants du Net sont bien les premiers visés, la future taxe Le Maire s'appliquera en réalité à "toute entreprise proposant des services numériques", dont le chiffre d'affaires "dépasse 750 millions d'euros au niveau mondial et 25 millions d'euros en France". Autrement dit, il ne s'agit pas d'une taxe sur les Gafa, mais sur les entreprises du numérique en général, y compris françaises et européennes.

"Il est juridiquement impossible de créer une loi qui ne s'appliquerait qu'aux acteurs étranger non-Européens. D'où l'importance des effets de seuil, pour que sa portée soit globale mais qu'elle ne touche en réalité qu'un nombre restreint d'entreprises", précise Guillaume Glon, avocat associé chez Pwc Société d'Avocats, spécialisé dans la fiscalité internationale.

La future loi, qui s'inspire du projet franco-allemand présenté en décembre, devrait viser les entreprises du secteur de la publicité en ligne, celles qui vendent des données à des tiers, et celle qui pratiquent l'intermédiation, c'est-à-dires les places de marché comme Amazon. D'après un rapport de la députée Bénédicte Peyrol (LREM), le texte européen, s'il voit le jour, concernera « entre 120 et 150 entreprises dans le monde, dont environ 50% américaines, 30% européennes, le reste étant surtout l'Asie, notamment la Chine ». Sa version française devrait donc toucher les mêmes cibles. Parmi elles, une source d'une fédération professionnelle du numérique indique à La Tribune que "moins de dix" entreprises françaises pourraient être concernées.

Des acteurs comme Criteo, SoLocal, Cdiscount ou encore Le Bon Coin font partie des champions français qui dépassent les seuils fixés par le gouvernement.

"Il est clair que face à l'initiative britannique qui met en œuvre sa propre taxe, et à la pression croissante de l'opinion publique ces dernières semaines, le gouvernement devait apporter une réponse. Pour autant, cette taxe sur les chiffre d'affaires comporte de nombreuses imperfections et affecte certains acteurs français", regrette Loïc Rivière, le délégué général de Tech in France, qui fédère la plupart des acteurs du numérique exerçant des activités en France.

De son côté, l'Association des Services Internet Communautaires (Asic), fustige une "taxe idéologique" qui "risque d'handicaper les acteurs français dans leur croissance" :

Le signal envoyé est : "face aux géants, restez des nains du numérique!". Le gouvernement va handicaper fortement les sociétés qui n'auront pas toute la capacité d'absorber du jour au lendemain une taxe de 5% sur leur chiffre d'affaire lors du franchissement des seuils. Le gouvernement oublie aussi que toutes les entreprises du numérique ne sont pas profitables. La taxe sur le chiffre d'affaires est la solution la plus simple, mais avec un effet très dangereux sur la capacité de ces entreprises à recruter, à innover et à se développer", déplore l'association.

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500 millions d'euros, vraiment ?

D'après Bruno Le Maire, la taxe Gafa vise à compenser la faible imposition des géants du numérique. "ll n'est pas acceptable que ceux qui font le plus de profits, les Gafa, paient 14 points d'impôts de moins que n'importe quelle PME, comme la boulangerie ou la librairie du coin", avait déclaré le ministre de l'Economie en décembre. Effectivement, malgré un chiffre d'affaires en France de 325 millions d'euros pour Google, 790 millions pour Apple, 55,9 millions pour Facebook et 380 millions d'euros pour Amazon en 2017, les fameux Gafa n'ont payé respectivement que 14,1 millions, 19,1 millions, 1,9 millions et 8 millions d'euros, d'après BFMTV, au fisc français, au titre de l'impôt sur les bénéfices.

En taxant leur chiffre d'affaires entre 3% et 5% en fonction du volume de chiffre d'affaires, la France espère ainsi rétablir un peu de justice fiscale par rapport aux entreprises moins favorisées par la structure actuelle de l'impôt. Pour la majorité présidentielle, il s'agit aussi de trouver de nouvelles sources de revenus pour financer les mesures sociales annoncées pour calmer le mouvement des Gilets jaunes, qui se chiffrent à 10 milliards d'euros. Mais 500 millions d'euros sur 10 milliards, cela revient à 5%, donc un impact minime sur les finances de l'Etat. La taxe Gafa entre presque dans la catégorie des taxes "à faible rendement" (qui rapportent moins de 150 millions d'euros par an)... dont 17 (sur 192) ont carrément été supprimées par le gouvernement l'an dernier, pour simplifier le mille-feuille fiscal.

De plus, il n'est pas acquis que l'Etat récupère effectivement 500 millions d'euros. Pour l'Asic, "sur la base du périmètre donné, le rendement de la taxe ne pourra en aucune manière atteindre le chiffre de 500 millions d'euros". D'après l'organisation, le chiffre d'affaires des places de marché, des brokers -les vendeurs de données- et les investissements publicitaires en ligne, représentent au maximum 6 milliards d'euros, "et ce sans tenir compte des effets de seuil" qui soustraient certains de ces acteurs à la mesure.

"Sur la base d'une taxe de 3%, le rendement s'établirait à 180 millions d'euros par an, jusqu'à 300 millions sur la base de 5%" affirme l'Asic.

Un calendrier flou

180, 300 voire 500 millions d'euros : quand la France verra-t-elle la couleur de cet argent? A l'automne dernier, Bruno Le Maire avait déjà promis que l'Hexagone taxerait les géants du Net « dès le 1er janvier 2019 ». Raté, puisque rien ne permet actuellement de collecter cet impôt. Cette fois, le ministre de l'Economie s'engage à faire payer les Gafa « cette année » : le projet de loi sera présenté « d'ici à la fin février » devant le Conseil des ministres, pour une « adoption rapide » par l'Assemblée nationale.

En réalité, ce n'est pas si simple. Le dépôt du projet de loi devant le Conseil des ministres doit s'accompagner d'une étude d'impact, qu'il va donc falloir très vite rédiger. Ensuite, il faudra respecter le temps -long et fastidieux- du travail législatif : commission parlementaire, rapport, amendements, vote de la première assemblée ; examen, amendements et vote de la deuxième assemblée ; navette parlementaire ; promulgation par le Président de la République, publication au Journal officiel. Et encore, uniquement si tout se passe comme prévu, car en cas de désaccord entre les deux chambres ou de saisine du Conseil constitutionnel, le vote de la loi peut devenir un chemin de croix.

« Le gouvernement sait accélérer le processus quand les enjeux sont importants, relativise une source consultée par Bercy sur le dossier. Et c'est le cas parce que depuis la crise des Gilets jaunes, la taxation des Gafa est devenue l'un des symboles de l'injustice fiscale et donc une revendication sociale forte. Il y a désormais une urgence politique à taxer les Gafa en France » ajoute-t-elle.

C'est donc aussi parce qu'il sait que la loi ne pourra vraisemblablement pas être adoptée avant la fin du premier semestre 2019, que Bruno Le Maire a annoncé la rétroactivité de la taxe au 1er janvier 2019.

L'aveu d'une impasse au niveau européen

Enfin, si Bruno Le Maire se dit confiant sur le succès d'un accord européen d'ici à la fin du mois de mars pour taxer les Gafa, sur la base de la proposition de directive faite par la France et l'Allemagne en décembre, rien n'est moins sûr. Pour rappel, à l'automne dernier, le ministre de l'Economie avait laissé jusqu'à la fin de l'année 2018, "dernier délai", aux pays européens pour se mettre d'accord...

En réalité, malgré les coups de sang de Bruno Le Maire par voie de presse ou à Bruxelles, les positions des pays européens ont peu bougé ces derniers mois. La France a même dû faire quelques concessions pour conserver le soutien de l'Allemagne... De leur côté, les opposants à la taxe, notamment l'Irlande, le Luxembourg, le Danemark et la Suède, n'ont pour l'instant fait aucun pas de côté, et pour cause : une telle taxe ne les arrangerait pas du tout. Grâce à son paradis fiscal, pilier de son économie, l'Irlande attire les sièges sociaux européens de la plupart des géants de la tech, et les milliers d'emplois qui vont avec. Quant aux pays nordiques, ils estiment qu'une taxe sur le chiffre d'affaires ne leur rapporterait pas grand-chose étant donné la petitesse de leur marché domestique. Sans compter la crainte des rétorsions sur les champions européens, notamment de la part de Donald Trump, qui a déjà prouvé son goût pour les bras de fer et son peu de scrupules à déclencher la guerre commerciale vis-à-vis de la Chine.

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Coup de poker

Dans ce contexte, imposer une loi en France pourrait relancer les discussions en Europe, voire influencer l'OCDE, qui demeure l'échelon le plus adéquat pour réformer la fiscalité internationale. C'est l'espoir de Bruno Le Maire, et, aussi, des spécialistes du sujet.

"Nous espérons que la taxe accélérera les négociations multilatérales qui pourraient déboucher sur une remise à plat de l'impôt sur les sociétés des multinationales, à la fois plus équitable et reflétant la création de valeur à l'ère numérique", indique la fédération professionnelle Tech In France à La Tribune.

D'après plusieurs sources, les Gafa eux-mêmes, notamment Google et Facebook, considéreraient la taxation de leurs revenus comme inévitable et seraient prêts à céder maintenant pour éviter plus tard une addition encore plus salée. D'autant plus que d'autres pays, notamment le Royaume-Uni pourtant très libéral, mais aussi l'Autriche ou l'Espagne, agissent également dans ce sens.

"Par son impact limité sur les recettes de l'Etat et les effets de seuils, l'annonce d'une taxe sur les géants du numérique est surtout symbolique, résume Guillaume Glon, de Pwc Avocats. C'est un message politique à double portée. Le premier répond à la pression populaire des Gilets jaunes en s'attaquant aux entreprises qui dominent l'économie. Le deuxième vise à peser davantage sur les discussions au niveau européen".

Reste à savoir si cette stratégie portera ses fruits ou si la complexité du dossier sur le plan politique aura raison de la volonté d'harmonisation fiscale européenne.