Palantir : de Big Brother au big business

Réputé proche de la CIA, le groupe de technologie veut changer son image sulfureuse pour mettre son expertise de gestion des données au service des entreprises. Parmi ses clients européens : Airbus.
Peter Thiel.
Peter Thiel. (Crédits : Reuters)

« Quand ils lisent les journaux, mes parents pensent que je suis un espion, mais en réalité ce que je fais est plus ennuyeux », plaisante Josh Harris, le vice-président exécutif de Palantir. En ouvrant ses portes, cette entreprise américaine veut changer son image. Très loin de ses liens historiques avec la CIA et des controverses qui la rattrapent régulièrement, elle veut insister sur l'utilisation de son logiciel d'intégration et d'analyse de données par des entreprises, comme Airbus, son client phare en Europe.

« Notre entreprise n'a pas de culture de la communication », admet Fabrice Brégier, l'ancien numéro deux de l'avionneur européen recruté en 2018 pour prendre la direction de la filiale française de Palantir. « Aujourd'hui, celui qui ne communique pas est perdant », poursuit-il, rompant ainsi avec une science du secret savamment entretenue par la société depuis ses débuts, mais qui pourrait aujourd'hui constituer un frein à son indispensable développement commercial.

Le discours est bien huilé. À l'ère du big data, le secteur est porteur. Et ses responsables se plaisent à rappeler qu'il n'y a pas vraiment de solutions concurrentes à leurs outils : Gotham, le logiciel historique qui a fait la renommée de Palantir, et Foundry, son petit frère, davantage pensé pour les entreprises. Pour développer une plate-forme alternative, « cela prendrait deux à trois ans, 500 à 1.000 ingénieurs de premier plan et 1 à 2 milliards d'euros », avance-t-on en interne. La force de la technologie n'est pas seulement de collecter, de rendre compatibles et de partager des données disséminées dans de nombreuses bases disparates. C'est aussi de pouvoir les compiler, les analyser, les hiérarchiser et les relier entre elles. Quelques minutes peuvent désormais suffire quand il fallait précédemment récupérer des tableaux Excel ou des documents puis les éplucher manuellement à la recherche d'informations. Et Palantir assure que l'utilisation du logiciel est à la portée de tout le monde.

Dans la peau d'un enquêteur d'une cellule anti-blanchiment...

Dans les bureaux de l'entreprise à Paris, La Tribune a pu se placer dans la peau d'un enquêteur d'une cellule anti-blanchiment. Le logiciel est alimenté par de nombreuses sources : les signalements envoyés par les banques, les casiers judiciaires, les mandats d'arrêt, les noms figurant sur les Panama Papers ou les Paradise Papers, des listes noires d'entreprises... Des alertes se déclenchent lorsque plusieurs éléments coïncident. Ici, une transaction financière suspecte réalisée par la société Solartech, déjà connue dans des affaires de blanchiment. L'enquête peut alors commencer.

Un clic plus tard, le nom de Mike Fikri, patron de Solartech, apparaît. Le logiciel recense ensuite toutes les informations sur le suspect. Son historique bancaire confirme les soupçons : de fortes sommes d'argent arrivent et repartent immédiatement vers la Russie et la Chine. En analysant ces transactions d'encore plus près, puis celles réalisées par des intermédiaires, un autre nom surgit. Celui de Jason Holtkamp.

Quelques recherches plus tard, coup de chance : le téléphone portable de ce deuxième suspect a récemment été dans les mains de la police belge, qui en a extrait les données. Y apparaissent de nombreuses photos prises dans des zones de conflit, dont certaines de militants de Daech. En quelques clics, l'enquête, fictive et simplifiée, vient de prendre une nouvelle tournure : il ne s'agit plus simplement d'une affaire de blanchiment d'argent, mais potentiellement de financement du terrorisme.

Un projet mené par le libertarien Peter Thiel, soutien de Donald Trump

Palantir ne fait pas parler de lui seulement pour sa technologie. Pour le comprendre, il faut remonter à sa genèse, trois ans après les attentats du 11 septembre 2001. « Nos fondateurs viennent de PayPal, où ils avaient développé des solutions pour lutter contre la fraude, rappelle Josh Harris. Après le 11-Septembre, ils se sont dit qu'ils pouvaient aussi faire quelque chose pour lutter contre le terrorisme. » Leur arme : la puissance des algorithmes informatiques pour analyser d'immenses quantités de données.

Le projet est mené par Peter Thiel, personnalité décriée de la Silicon Valley, soutien inconditionnel de Donald Trump. Il occupe aujourd'hui le poste de président non exécutif. Libertarien, il estime alors que sa solution d'analyse de données est préférable aux « abus fous et aux politiques draconiennes » qui ont émergé après 2001. Il en veut pour preuve les garde-fous instaurés par la société, dont le nom est tiré du Seigneur des anneaux - dans l'œuvre de J.R.R. Tolkien, un palantir est une pierre de vision qui permet d'observer des lieux à distance.

Objectif: aider les agences de renseignement, les armées, la police

D'emblée, la mission de Palantir est affichée et pleinement assumée : l'entreprise basée à Palo Alto, en Californie, veut aider les agences de renseignements, les armées, les services de police... « Nous fournissons nos outils aux démocraties qui fonctionnent », rappelait encore fin septembre Alex Karp, son directeur général interrogé par Bloomberg. Palantir dit ne collaborer qu'avec des « démocraties occidentales progressistes », une définition un peu floue - la société étant par exemple présente au Japon -, mais qui correspond, en schématisant, aux États-Unis et à leurs alliés. « Nous continuerons de le faire. »

Et qu'importe l'opinion majoritaire de la Silicon Valley - « un petit îlot qui pense différemment de la majorité des citoyens », selon Alex Karp. Qu'importent les polémiques, par exemple sur le contrat avec les services américains de l'immigration, dont la pratique de séparation des familles est très décriée. Ce n'est pas à Palantir, ou à la Silicon Valley, de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l'est pas, mais aux parlementaires et aux citoyens, estime son patron, qui ne manque pas de rappeler son opposition à certaines politiques menées par l'administration Trump.

À ses débuts, en 2004, Palantir tisse sa toile auprès de la CIA. « À l'époque, ses analystes devaient chercher des infos dans plusieurs bases de données, les écrire sur des bouts de papier. établir des liens et soumettre un rapport », raconte Robert Fink, responsable de la recherche et du développement du groupe. Des ingénieurs de Palantir multiplient alors les visites à Langley, le siège de la CIA. Régulièrement, ils proposent des prototypes d'outils pour faciliter le travail d'enquête et d'analyse. « Notre démarche a été très différente du processus traditionnel dans le secteur public », poursuit Robert Fink.

En France, des craintes pour la souveraineté nationale

Au lieu de passer par un appel d'offres, suivi d'une période de développement souvent longue de plusieurs années, Palantir a conçu son logiciel au fur et à mesure, en étroite collaboration avec son client. De quoi séduire la CIA, qui devient l'un des premiers investisseurs de la startup, via son fonds de capital-risque In-Q-Tel.

Cet investissement est à l'origine de la mystique autour de Palantir. Au choix, elle devient dans la presse la société financée, préférée, voire créée par la CIA. Plus tard, son nom sera également associé à la traque d'Oussama Ben Laden, en 2011. Elle ne confirmera jamais cette information. Mais ne la démentira pas non plus. Car au fond, cette part de mystère l'arrange bien. Elle lui permet de cultiver son image de concepteur d'outils technologiques de pointe, utilisés par les plus grandes institutions américaines. Et ainsi d'attirer de nouveaux clients.

Parmi eux, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui a signé un contrat avec Palantir, peu après les attentats de novembre 2015. Un choix qui a suscité des critiques et des inquiétudes au nom de la souveraineté nationale. Et un appel à privilégier une solution française ou du moins européenne... qui n'existe pas encore. Ainsi, la DGSI continue d'utiliser son logiciel Gotham.

Virage stratégique en direction des entreprises

Ce n'est que cinq ans après son lancement que Palantir a commencé à viser le marché des entreprises. D'abord avec Metropolis, un outil destiné aux banques, puis avec Foundry. Aujourd'hui, ce segment représente plus de la moitié de son chiffre d'affaires, qui était proche de un milliard de dollars en 2018. « Et c'est l'activité qui croît le plus vite », assure Josh Harris, qui pilote depuis Londres les efforts commerciaux. En outre, plus de 40 % de l'activité est désormais réalisée hors des États-Unis.

Pour convaincre, la société reprend la même stratégie que celle employée en 2004 avec la CIA. Elle envoie des dizaines de data scientists et d'ingénieurs informatiques sur place. En interne, on les appelle les Echo et les Delta. Leur mission : penser puis concevoir des applications adaptées aux besoins de chaque client. « Nous cherchons à démontrer rapidement la valeur ajoutée de nos solutions, explique Bianca Rahill-Marier, qui a passé trois ans au sein d'Airbus à Toulouse. Nous n'avons pas peur de montrer un produit qui n'est pas encore fini. »

Chez l'avionneur européen, Foundry est utilisé pour optimiser la production et pour partager des informations avec les partenaires. Chez Fiat, le logiciel permet de détecter des pièces défectueuses et de gérer les rappels de voitures. Et chez Morgan Stanley, il sert à lutter contre les délits d'initiés. Mais, Palantir aurait également perdu d'importants clients, comme Coca-Cola, American Express et Home Depot. Selon Buzzfeed News, l'une des raisons serait le prix élevé de ses licences d'exploitation.

En outre, contrairement à d'autres éditeurs de logiciels, Palantir ne permet pas à des prestataires extérieurs de déployer sa solution dans les entreprises. Sa croissance est donc limitée par les capacités de sa main-d'oeuvre.

Depuis sa création, Palantir n'aurait toujours pas dégagé le moindre profit. L'an passé, le groupe californien s'est cependant rapproché de l'équilibre, d'après des documents financiers récupérés par l'agence Bloomberg. Suffisant pour mener une introduction en Bourse, annoncée depuis des années mais qui n'a toujours pas eu lieu, alors que sa dernière valorisation s'élevait à 20 milliards de dollars ?

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Commentaire 1
à écrit le 07/10/2019 à 8:53
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Rien de plus naïf qu'un politicien européen car seulement là pour imposer le dogme des mégas riches européens, autant faire affaire avec eux était complètement stupide, autant arrêter le serait également maintenant.

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