Reconnaissance faciale : la France bascule-t-elle sur un terrain glissant ?

Par Anaïs Cherif  |   |  1147  mots
La reconnaissance faciale soulève de nombreuses inquiétudes quant aux potentielles atteintes à la vie privée, utilisations détournées ou fuites des données biométriques. (Crédits : Reuters)
Les expérimentations de reconnaissance faciale se développent tous azimuts en France... et les critiques pleuvent sur le manque d'encadrement de cette technologie très invasive. Suite au test, par l'État, de l'application Alicem, qui permet d'accéder aux services publics en ligne en s'identifiant avec son visage, le secrétaire d'État au numérique, Cédric O, accepte d'ouvrir le débat sur les bénéfices et les risques de cette technologie.

Aux portiques et aux guichets des aéroports à Paris, dans des lycées à Marseille et à Nice... Les expérimentations autour de la reconnaissance faciale se multiplient en France. Dernière en date : l'application Alicem (pour Authentification en ligne certifiée sur mobile), développée par le ministère de l'Intérieur et l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). En phase de test sur quelques milliers de personnes depuis juin 2019, cette application impose aux utilisateurs de s'identifier sur smartphone via un système de reconnaissance faciale pour accéder aux services publics en ligne. Aucune date officielle de déploiement massif n'est connue à ce jour, mais l'initiative inquiète.

La reconnaissance faciale, technologie encore émergente, permet d'identifier une personne ou de vérifier qu'elle est ce qu'elle prétend être. Grâce à l'intelligence artificielle, cette technologie est capable d'analyser les traits du visage, mais aussi des données biométriques, comme les yeux, et de les comparer si besoin à des photos ou des vidéos.

Selon le ministère, Alicem permettra donc de connaître avec certitude l'identité des utilisateurs pour sécuriser les échanges en ligne. Concrètement, les utilisateurs devront être dotés d'un passeport biométrique, délivré après juin 2009, et équipé d'une puce sécurisée. Pour se connecter, l'utilisateur devra scanner et lire la puce de son passeport et procéder à la reconnaissance faciale. Cette dernière étape passe par la prise de plusieurs photos en mode "selfie".

"Alicem est une menace car elle banalise la reconnaissance faciale"

Le ministère de l'Intérieur fait valoir que le système Alicem a vocation à rester facultatif. Mais pour certains, l'application - et la reconnaissance faciale de manière générale - se place sur le terrain glissant de la surveillance généralisée.

"L'application Alicem est une menace car elle induit une banalisation de la reconnaissance faciale. Le ministère veut rendre culturellement acceptable une technologie qui fait largement débat aujourd'hui au sein de la société civile", regrette Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

L'association a notamment déposé un recours en juillet auprès du Conseil d'État pour obtenir l'annulation du décret qui permet la création d'Alicem. "Nous sommes inquiets car le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner lie indirectement l'application et les politiques de lutte contre la haine et l'anonymat sur Internet. Nous avons le sentiment qu'Alicem pourrait devenir un outil pour lutter contre l'anonymat en ligne", déclare Arthur Messaud.

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Dans un avis rendu en octobre 2018, la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) critiquait également le projet. Selon elle, le consentement de l'utilisateur est biaisé : pour utiliser Alicem, l'utilisateur est obligé de recourir à la reconnaissance faciale, sans quoi le service n'est pas accessible.

Une technologie qui soulève les inquiétudes

En France, mais aussi aux États-Unis, la reconnaissance faciale soulève de nombreuses inquiétudes quant aux potentielles atteintes à la vie privée, utilisations détournées ou fuites des données biométriques... Ce n'est pas tout. De nombreuses études américaines, dont une publiée par le Masachussets Iinstitute of Technology (MIT) et l'Université de Stanford en 2018, ont démontré les biais de cette technologie, dont certains systèmes peinent à identifier correctement les femmes et les personnes issues des minorités ethniques.

Si bien que plusieurs villes américaines - dont San Francisco - ont interdit l'usage de la reconnaissance faciale par la police et les services municipaux au cours des derniers mois. En Chine, cette technologie, couplée à de la vidéosurveillance de masse, est déjà largement déployée en vue de la création d'un modèle de "crédit social" d'ici à fin 2020. En test depuis 2018, ce projet très controversé vise à surveiller massivement les citoyens chinois pour les noter et instaurer un système de récompenses en cas de bonne conduit, ou au contraire, de pénalités.

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Dans une note consacrée à la reconnaissance faciale, la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) met en garde :

"Les enjeux de protection des données et les risques d'atteintes aux libertés individuelles que de tels dispositifs sont susceptibles d'induire sont considérables, dont notamment la liberté d'aller et venir anonymement."

Le gendarme français de la protection des données appelle depuis septembre 2018 à la tenue d'un débat démocratique sur le sujet pour instituer des "garde-fous" et trouver un "juste équilibre entre les impératifs de sécurisation, notamment des espaces publics, et la préservation des droits et libertés de chacun."

Créer une instance d'évaluation des projets de reconnaissance faciale

Juridiquement, la reconnaissance faciale est déjà encadrée en France par la loi Informatique et liberté du 6 janvier 1978 et par le fameux RGPD européen (Règlement général sur la protection des données) entré en vigueur en mai 2018. "La reconnaissance faciale s'appuie sur le traitement de données biométriques. Or, selon le RGPD, les données biométriques doivent être considérées comme des données sensibles. Il se trouve que l'article 9.1 du règlement pose un principe d'interdiction de traitement des données sensibles", précise Arnaud Dimeglio, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies.

La reconnaissance faciale serait donc interdite par principe par le RGPD. Mais de nombreuses exceptions existent, à commencer par l'obtention explicite du consentement. L'État, lorsqu'il justifie d'un intérêt public important, peut également recourir à la reconnaissance faciale après avoir déposé un décret auprès du Conseil d'État et sollicité un avis de la Cnil. C'est le cas pour le déploiement d'Alicem, qui a été créé par un décret en mai dernier.

Pour tenter de clarifier les expérimentations et les enjeux de cette nouvelle technologie, Cédric O, secrétaire d'État au numérique, a annoncé lundi dans les colonnes du Monde vouloir créer une une instance d'évaluation des projets de reconnaissance faciale en France. En coordination avec la Cnil, cette instance serait composée "de membres issus de différentes administrations et régulateurs, sous la supervision de chercheurs et de citoyens." Les députées LREM Paula Forteza et Christine Hennion ont également été saisies pour mieux encadrer le projet Alicem.

Cédric O appelle également à la tenue d'un "débat citoyen" pour "examiner les questions légitimes sur l'équilibre entre usages, protection et libertés. Il me semble par ailleurs important qu'il y ait une supervision de la société civile car le sujet est trop sensible : l'État doit se protéger de lui-même."