Le triomphe fragile des normes comptables internationales

Par Nicolas Véron, économiste au sein du centre de réflexion européen Bruegel, associé de la société de conseil Ecif.

Le 27 août, la SEC, la puissante autorité de régulation boursière américaine, a décidé de consulter le public sur un plan d'adoption des normes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards). Sous réserve d'une décision définitive en 2011, les IFRS deviendraient obligatoires en 2014 pour les grandes entreprises américaines cotées, en 2015 pour les moyennes et en 2016 pour les plus petites.

Même s'il est encore loin d'être confirmé, ce plan marque une nouvelle étape d'un parcours exceptionnel, reflet fascinant des dynamiques de la mondialisation. La normalisation comptable internationale est née en 1973 sous l'apparence modeste d'une confrontation des pratiques comptables entre quelques pays. Il y a dix ans, rares étaient ceux qui pensaient que ces normes pourraient être adoptées telles quelles par de grandes économies.

Puis, en pleine euphorie boursière début 2000, l'Union européenne a entrepris d'imposer les IFRS à toutes les sociétés cotées européennes. Ce choix audacieux, rendu définitif en 2002 et appliqué dès 2005, a ensuite été suivi par d'autres pays selon des calendriers et des modalités variables, les États-Unis étant parmi les derniers à s'y rallier.

Le triomphe stupéfiant des IFRS - après tout, peu de règles structurent le jeu économique aussi puissamment que les normes comptables - est celui d'un modèle unique en son genre. Les normes sont décidées par un comité de 14 membres, l'IASB (International Accounting Standards Board), logé au sein d'une fondation privée immatriculée aux États-Unis, mais dont les bureaux sont à Londres. Celle-ci est gouvernée par 22 administrateurs (Trustees) nommés par cooptation, et recueille des financements volontaires auprès d'acteurs majoritairement privés un peu partout dans le monde, dont une part importante apportée par les grands réseaux d'audit.

Cette gouvernance privée s'est révélée un facteur clé de succès. Indépendant en principe des intérêts politiques ou économiques qui peuvent être affectés par les changements de normes, l'IASB a adopté des textes qui correspondent en général plutôt bien aux besoins d'information des investisseurs sur les marchés de capitaux internationaux, tout en étant suffisamment souples ("principles-based", comme disent les comptables) pour s'adapter à l'énorme diversité des situations à travers le monde. La solution partout prête à l'emploi fournie par l'IASB s'est imposée parce qu'elle répondait à une forte demande des marchés, à laquelle aucune région du monde n'a su répondre par la négociation entre Etats: l'Europe, par exemple, avait tenté une harmonisation comptable par la méthode communautaire il y a une trentaine d'années, et avait échoué. Mais l'expérience est trop récente pour que son succès puisse être tenu pour définitif.

Deux grandes questions demeurent ouvertes sur sa viabilité. D'abord, la mise en oeuvre. Il ne suffit pas d'avoir de bonnes normes, il faut aussi qu'elles soient bien appliquées. Or, dans beaucoup de pays, les autorités publiques de contrôle restent assez tolérantes vis-à-vis de la "comptabilité nostalgique", lorsque les entreprises conservent des pratiques héritées des anciennes normes nationales et en décalage avec l'orthodoxie des IFRS.

Les acteurs économiques plébiscitent l'idée de normes principles-based - souples - en théorie, mais en pratique, ils seront de plus en plus demandeurs de règles d'application précises pour assurer la comparabilité et réduire leur risque juridique. Dès avant l'adoption des IFRS au Japon et aux États-Unis, les incohérences sont visibles en Europe. Lorsque la Société Générale a imputé la "perte Kerviel" sur l'exercice 2007 plutôt que 2008, les autorités publiques françaises ne se sont pas opposées à cette décision pourtant considérée comme contraire aux IFRS par de nombreux observateurs européens publics et privés. Une solution serait de créer un service comptable européen aux fonctions comparables à celles du Chief Accountant de la SEC, qui travaillerait pour les autorités nationales et élaborerait peu à peu une doctrine commune de mise en oeuvre. Mais cette proposition ne fait guère consensus dans l'univers fragmenté de la régulation financière européenne.

La deuxième grande question ouverte est la capacité de l'IASB à maintenir la qualité de ses normes dans la durée. Confrontés à la grogne persistante de la Commission et du Parlement européens, qui n'ont pas encore achevé leur deuil de l'abandon de souveraineté consenti en 2000-2002, et surtout soucieux d'emporter la décision de la SEC avant la fin de l'administration Bush, les Trustees s'apprêtent à se soumettre à l'autorité d'un "monitoring group" prévu pour entrer en vigueur dans quelques mois. Ce groupe à l'identité juridique très floue contrôlerait le processus de nomination des Trustees, et donc indirectement l'ensemble de la gouvernance de l'IASB. Il rassemblerait la SEC, la Commission européenne et l'autorité financière japonaise, ainsi que deux autres autorités de marché nationales, le Fonds monétaire international, et la banque mondiale.

La création du "monitoring group", conçue fin 2007 dans une certaine précipitation, risque de se révéler contre-productive car de nature à renforcer la politisation des décisions de l'IASB et à en diminuer à la fois l'efficacité et la qualité. Or, les furieux débats de cette année sur la "juste valeur" et le rôle des IFRS dans la crise financière illustrent combien la qualité des normes comptables est essentielle pour la bonne marche de l'économie. S'il est bien nécessaire de renforcer la légitimité du processus de normalisation, il faudrait le faire avant tout vis-à-vis des investisseurs et autres utilisateurs de l'information financière vers lesquels l'IASB se doit de rester tourné en priorité. Bref, les Trustees doivent faire preuve d'une plus grande créativité institutionnelle pour pérenniser l'IASB vis-à-vis de ses nombreuses parties prenantes tant publiques que privées.

En cas d'échec à terme, la décision récente de la SEC aura été une victoire à la Pyrrhus, prélude peut-être à une nouvelle fragmentation de l'espace financier mondial. En cas de succès, le modèle pourrait s'étendre au-delà du seul domaine comptable, pour apporter des normes communes acceptables à une mondialisation qui en a bien besoin.

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