Au départ, la bombe des subprimes

Comment le monde peu scrupuleux du crédit immobilier américain a joué les apprentis sorciers en distribuant aveuglément des crédits et en les transformant en obligations à haut rendement.

George Bailey est le banquier préféré des Américains. Il procure des logements à ses concitoyens, grâce aux prêts de la petite caisse d?épargne héritée de son père. Il est modeste et dés intéressé. Dommage qu?il n?existe pas : c?est le héros du classique de Frank Capra « La vie est belle », avec James Stewart. Angelo Mozilo voulait être un George Bailey dans la vraie vie. Il a aidé des millions d?Américains à se loger, en quarante ans passés à la tête de Countrywide, sa société de crédit immobilier. En revanche, la modestie et le désintéressement, n?ont jamais été son truc. Il aime les costumes de prix et les voitures de luxe, toujours un brin trop voyants.

Au lieu de devenir boucher dans le Bronx, comme son père, il est entré dans la finance. Par la petite porte, à 14 ans. Le jeune rital toujours tiré à quatre épingles rêvait de faire carrière dans une banque de Wall Street, sauf que, d?après lui, en étant Italien, juif ou Irlandais, « on était assigné à certains domaines, dans les boyaux de la banque. Les wasp se gardaient les bonnes places ». Vrai ou faux, en tout cas, il a préféré créer son aYaire avec son ami David Loeb, en 1969. Et partir pour la Californie, l?eldorado de l?immobilier, le quart du marché national. Trois décennies plus tard, Countrywide était devenu le numéro un du crédit hypothécaire aux États-Unis. « Angelo » était considéré non seulement comme le meilleur connaisseur du marché, mais aussi comme un bienfaiteur des minorités : d?innombrables familles noires ou latinos lui devaient d?avoir pu acheter leur maison, et il montrait volontiers les photos envoyées par des clients reconnaissants.

Le monde du « mortgage » ? le crédit au logement ? regorge de petits gars partis de rien pour arriver à la fortune, comme Angelo Mozilo. Culottés, inventifs, rapaces et, pour certains, carrément malhonnêtes, ils ont tenu le haut du pavé sous quatre présidents : Reagan, Bush père, Clinton et Bush fils. Les républicains comme les démocrates ont bénéficié de leurs largesses, en échange de toujours plus de liberté d?action.

Les aventuriers de cette moderne ruée vers l?or qu?a été la bulle du crédit immobilier, de 2003 à 2007, ont entraîné les plus vieilles institutions bancaires dans leur chevauchée. Ils ont brassé des fortunes inimaginables sur un marché devenu fou, représentant 1.500 milliards de dollars de nouveaux crédits par an. Beaucoup, mais pas tous, ont mal fini. Leur chute a ébranlé non seulement l?Amérique, mais aussi des millions et des millions de clients du système bancaire mondial.

Quand et comment les choses ont-elles dérapé ? Autrefois, quand un Américain voulait acheter sa maison, il devait montrer patte blanche : avoir un emploi, des revenus, un apport initial, pas trop de dettes et aucun incident de paiement signalé. Dès lors, il obtenait un prêt sur trente ans, à taux fixe, auprès d?une banque ou d?une société de crédit immobilier. Cellesci revendaient ce prêt à l?une des deux agences nationales, Fannie Mae et Freddie Mac, et pouvaient ainsi eYectuer de nouveaux prêts. Tout ça était encadré et réglementé. Mais ça ronronnait.

Lew Ranieri ? natif de Brooklyn ? est peut-être celui qui a eu la plus riche idée. Une sorte de génie, ce Lewie, entré tout jeune au courrier chez Salomon Brothers, une des firmes de Wall Street. Au début des années 1980, il invente la première forme de titrisation fondée sur des crédits immobiliers : au lieu d?attendre tranquillement les remboursements mensuels des prêts, la banque n?aurait qu?à fondre ensemble des centaines de prêts et à émettre une obligation dont le rendement serait fonction du taux d?intérêt prélevé sur les acheteurs de maisons. Aucun risque particulier : le taux de défaut historique des prêts était connu et entrait dans les calculs. Et, d?ailleurs, Fannie Mae et Freddy Mac acceptaient ces prêts dits « A ».

Avec l?ère Reagan, la déréglementation est en marche. Les caisses d?épargne (« savings and loan »), qui recevaient des dépôts et reprêtaient l?argent aux ménages, perdent leur quasimonopole. Désormais, n?importe qui peut prêter de l?argent en choisissant un statut de « non-banque », qui dispense de répondre aux questions des régulateurs.

Les sociétés de crédit qui veulent se faire une place au soleil doivent aller chercher de nouveaux clients. Où ça ? Chez les catégories qui ont du mal à emprunter, pardi : les nonsalariés, les familles monoparentales, les immigrants, les minorités. Et comme ce sont des clients moins sûrs, on leur fait payer des taux plus élevés, parfois jusqu?à 6 ou 7 points de plus. Ce sont des crédits non plus A, mais B ou C, des « B & C loans », comme on disait jusqu?au début des années 1990. À partir de là, le terme de « subprime » s?est imposé.

C?est une petite firme de Wall Street, Prudential Securities, qui a, la première, fabri qué des obligations avec des crédits de deuxième qualité. Et qui s?est mise à prêter à une socié té de crédit subprime, Aames, pour qu?elle puisse multiplier les prêts. Derrière se sont engouYrées de grandes maisons, comme Bear Stearns, Morgan Stanley, Lehman Brothers, Merrill Lynch. Le mécanisme était en place. Après quelques années ? et une première crise des subprimes, en 1998 ?, il allait passer à la dimension industrielle?

Orange County, au sud de Los Angeles, est un endroit ensoleillé et bien desservi. Avec énormément de gens qui veulent acheter ou construire des maisons : des baby-boomers aisés, des retraités cherchant le soleil, des Mexicains en voie d?intégration. Dans les années 2000, les sociétés de crédit immobilier s?y bousculent, autour des grands comme Countrywide, Ameriquest ou New Century. La titrisation bat son plein. Pour fabriquer ses « saucisses » (notamment les CDO, des obligations vendues dans le monde entier par millions de dollars), Wall Street réclame du produit (des crédits immobiliers à forts taux d?intérêt) et apporte les fonds : derrière, il faut fournir.

Angelo Mozilo, « Mr. Mortgage » en personne, n?entend pas se laisser tailler des croupières par ses concurrents. Tout en sachant que leurs innovations sont dangereuses, il leur emboîte le pas. Ils emploient des courtiers, ces rabatteurs indépendants qui se paient sur la bête. Il fera de même. Bientôt, plus de 50.000 courtiers ratissent le pays, alors que les sociétés de crédit sont 2.300 en tout. Quand il s?avère que les courtiers reviennent six mois après voir le client pour qu?il se refinance avec un nouveau prêt, tout le monde ferme les yeux.

La qualité des emprunteurs ? Pas important. « Mes chefs ont expliqué que c?était la maison qui remboursait le crédit ? alors que moi, j?avais toujours cru que c?était l?emprunteur », raconte un employé. N?importe qui peut obtenir 200.000 dollars, ou plus, simplement en déclarant gagner assez. Ces « prêts menteurs », évidemment, rapportent un gros taux d?intérêt. Un commercial de chez New Century, Greg Schroeder, invente même un système informatique, le Fast Qual, qui permet d?accorder les crédits sans aucune intervention humaine. Phénoménal : au plus haut du boom, en 2005, le Fast Qual passait en revue 3 milliards de dollars de nouveaux crédits ? par jour !

Quand les prix des maisons ont commencé à plafonner, puis à baisser, personne n?a voulu voir. Lew Ranieri, le premier, a lancé un cri d?alarme le 5 décembre 2006. En vain. Au printemps 2007, alors qu?on enregistrait les premières faillites chez les prêteurs subprime, Merrill Lynch rachetait pour 1,3 milliard de dollars l?un des leurs, First Franklin. On raconte que les dirigeants du groupe vendeur, National City, dansaient de joie en recevant le virement. Mais c?est Angelo Mozilo, 68 ans, le plus grand des banquiers de l?immobilier avec 15 % des prêts en Amérique, qui donne le clap de fin, le 24 juillet 2007. « On n?a jamais vu pareille baisse des prix, dit-il devant les analystes. Jamais depuis la Grande Dépression. » Horreur ! Countrywide ne se remettra pas de cet accès de franchise. Mais Angelo, on l?apprendra plus tard, a déjà retiré presque toutes ses billes.

Commentaires 3
à écrit le 07/02/2010 à 10:13
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Très bon article, parmi les plus précis que j?ai lu sur la crise (je travaille sur le marché du mortgage). Les banques et organismes de crédits américains ont vraiment fait n?importe quoi? Pour faire suite au message d?Octave, je ne trouve pas choqua...

à écrit le 07/02/2010 à 9:28
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tt

à écrit le 05/02/2010 à 16:36
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Créer des obligations avec des prêts immobiliers risqués. C'est une tromperie incompatible avec la déontologie que l'épargnant se fait des Etablissements financiers traditionnel.

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