L'Islande coule au large

« Ce n'était plus un pays, c'était un hedge fund ! » commente un financier. En quelques mois, l'Islande verra sa bulle financière exploser. Le drame final se jouera en trois actes. Nationalisation de la troisième banque d'Islande, Glitnir, le 28 septembre 2008 ; Landsbanki, la deuxième, le 7 octobre ; et le coup de grâce, le 8 octobre 2008, avec la nationalisation de la plus grande banque islandaise, Kaupthing. Récit.

  En juin 2008, à la fac d'économie de Reykjavik, une petite assemblée d'étudiants, de banquiers et de journalistes assiste à la conférence du professeur américain Robert Aliber, de la célèbre université de Chicago. Cet économiste distingué s'intéresse depuis 2006 au cas de l'Islande. Tandis que les journaux du monde entier s'extasient sur les performances stupéfiantes du « Tigre nordique », le chercheur l'observe en scientifique. Ce qu'il voit à l'oeuvre est l'exemple le plus pur de bulle financière qu'il lui ait été donné d'étudier. Le déséquilibre de la balance des paiements, l'envolée des actifs bancaires, l'immobilier qui triple en quatre ans, l'endettement des ménages qui explose : tout y est.

Quand le professeur a fini son exposé, quelqu'un dans la salle lui demande comment il voit l'avenir du modèle islandais. Délaissant le jargon universitaire, Robert Aliber répond alors : « Je vous donne neuf mois. Vos banques sont mortes. Vos banquiers sont soit idiots soit aveuglés par l'appât du gain. Et je parie qu'en ce moment même ils prennent l'avion pour essayer de vendre tout ce qu'ils peuvent. » La tirade jette un froid. Les banquiers présents suggèrent aux journalistes de faire l'impasse sur de pareilles élucubrations. Mais les économistes présents proposent au professeur Aliber de lui arranger un rendezvous avec la banque centrale. Cela ne sera pas possible, finalement, tout le monde étant trop occupé pour le recevoir

Dommage. Parce qu'à la banque centrale il aurait pu rencontrer le véritable artisan du décollage islandais. David Oddson, le gouverneur, était certes connu comme poète, écrivain et animateur radio. Mais il avait surtout été le Premier ministre de la grande déréglementation, entre 1991 et 2005. Jusque-là, l'Islande vivait par et pour la pêche. Les cours de la morue déterminaient pour l'essentiel la prospérité de l'île et de ses 320.000 habitants. David Oddson avait décrété qu'il fallait en finir avec la bureaucratie et la mainmise de l'État. Il avait donc privatisé tout le secteur bancaire, composé de trois établissements : Kaupthing Bank, Landsbanki et Glitnir Bank, l'ancien Fonds national d'investissement des pêcheries.

Vers le milieu des années 2000, ces noms commençaient à être connus bien loin de leur caillou perdu au milieu de l'Atlantique. Des épargnants de Hong Kong, du Moyen-Orient, de Californie ou d'Angleterre investissaient dans des fonds copieusement rémunérés comme Icesave, distribué par Landsbanki. Les professionnels des marchés financiers voyaient débouler des banquiers islandais qui achetaient tout, à n'importe quel prix. Ils pouvaient se le permettre, avec leur monnaie surévaluée. La krona islandaise oerait des taux d'intérêt de 17,5 %, attirant en masse les capitaux étrangers.

Comme dans « Tintin et l'Étoile mystérieuse », où les champignons grossissent à vue d'oeil jusqu'à dépasser la taille d'un homme, le bilan des banques enflait démesurément. La plus grande, Kaupthing, était passée de 208 milliards de kronur (pluriel de krona) en 2000 à 6.600 milliards en juin 2008. Un banquier londonien, Tony Shearer, auditionné par une commission de la Chambre des communes le 3 février 2009, a raconté comment la banque qu'il dirigeait, Singer & Friedlander, avait été rachetée par les Islandais : « En général, quand une banque veut en racheter une autre, elle essaie de prendre des renseignements. » Mais pas Kaupthing. Quand le raider a atteint 19,5 % du capital, Tony Shearer a pris l'avion pour Reykjavik pour tenter de comprendre qui étaient ces Islandais et ce qu'ils voulaient. « Ils menaient leurs aeaires d'une manière très étrange. Tout le monde était incroyablement jeune, là-dedans. Ils venaient tous du même quartier de Reykjavik. Et ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'ils étaient en train de faire. »

« Ce n'était plus un pays, c'était un hedge fund ! » résumera, a posteriori, un financier britannique. Bien vu. Depuis plus de mille ans, ces descendants de Vikings, gouvernés par le Danemark jusqu'en 1944, avaient développé une économie solidaire fondée sur la pêche. Et s'il y a une chose que la pêche et la haute finance ont en commun, c'est le risque. Les fils et filles de marins se sont jetés dans l'activité bancaire avec la fougue et la témérité de leurs pères. Quand, dans les années 70, l'État islandais avait décidé d'allouer chaque année des quotas de pêche, ces certificats pouvaient être revendus ou déposés à la banque contre des crédits, à leur tour négociables : c'était de la morue titrisée, ni plus ni moins. Et la source de la première vague d'enrichissement de l'Islande.

Avec la privatisation et la libération des flux financiers, beaucoup d'insulaires se sont dit qu'il y avait encore mieux à faire. Comme Stefan Alfsson, l'un des plus jeunes commandants de morutier, un véritable as de la pêche : à 30 ans, en 2005, il a quitté son bateau pour rejoindre la salle de change de Landsbanki et devenir trader. « C'est plus facile de prendre un pêcheur et de lui apprendre à négocier des devises que de prendre un banquier et de lui apprendre à pêcher », a expliqué le jeune homme, reparti depuis sur son chalutier, à Michael Lewis, grand reporter américain qui l'a interrogé pour « Vanity Fair ». De fait, tous les Islandais étaient devenus des virtuoses du change. La krona forte permettait au pays d'importer en masse des produits jusqu'alors inconnus. Et les consommateurs s'endettaient en euros, en yens, en sterling ou en dollars à des taux ridiculement bas pour pouvoir les acheter. Entre 2003 et 2006, la richesse de chaque foyer a été multipliée par trois.

Tout compte fait, le professeur Robert Aliber, qui avait trouvé en l'Islande « the perfect bubble », la bulle parfaite, a encore été trop optimiste. Ce n'est pas neuf mois mais trois qu'il a fallu pour qu'elle explose. Quand la fumée s'est dissipée, les Islandais eearés, et le reste du monde avec eux, ont découvert que l'île avait amassé des dettes correspondant à 850 % de son produit intérieur brut. L'Amérique, malgré tous ses plans de relance, n'a pas dépassé les 350 %. Les pertes des trois banques islandaises excèdent les 100 milliards de dollars. Pour une population à peine plus grande que celle de Nantes !

Le drame final se joue en trois actes. Peu après la chute de Lehman Brothers, la troisième banque d'Islande, Glitnir, s'aperçoit qu'elle doit rembourser pour 600 millions de dollars d'obligations le 15 octobre. À la dieérence de ses deux consoeurs, Glitnir n'a pas ouvert des banques de dépôt à l'étranger et manque de cash. Elle cherche à vendre ses filiales norvégiennes : peine perdue. Lever un emprunt gagé sur des crédits à la consommation islandais ? Qui en voudrait, désormais ? Le taux de change de la krona est en chute libre. Ce même jour, le 24 septembre 2008, le Premier ministre islandais, Geir Haarde, est à New York. Invité du Nasdaq, il fait sonner la cloche qui marque la fin de la séance. Son pays, entre-temps, a commencé à sombrer.

Quatre jours plus tard, David Oddson, l'homme de la privatisation devenu gouverneur de la banque centrale, se résigne à nationaliser Glitnir à hauteur de 75 %. L'eeet sur les marchés internationaux est désastreux. Les agences de notation dégradent tout ce qui est islandais. Les déposants britanniques de Landsbanki commencent à retirer leurs dépôts : 200 millions de livres sterling le premier week-end d'octobre. La banque se retourne vers son prêteur en dernier ressort, la banque centrale, à Reykjavik. Mais les réserves en devises ne suxsent pas. Le mardi 7 octobre, Landsbanki est nationalisée. Le gouvernement annonce que les dépôts seront garantis. Ceux des Islandais seulement. Pour les filiales à l'étranger, ce sera la garantie minimale, 20.000 euros par compte. Alistair Darling, le chancelier de l'Échiquier, se fait confirmer par téléphone cette information. En fin de journée, Kaupthing, la plus grande banque islandaise, jusqu'alors à peu près indemne, apprend par les agences de presse que sa filiale britannique vient d'être saisie par le gouvernement de Londres, de manière préventive. Le lendemain, 8 octobre, Kaupthing est à son tour nationalisée. Le hedge fund « Iceland inc. » a cessé d'exister.

Commentaire 1
à écrit le 09/02/2010 à 9:23
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Peut on acheter l'Islande?

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