Et Trichet devint non conventionnel

Pendant cinq ans, de 2002 à 2007, Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, a tremblé devant la bulle financière. Quand la crise s'est déclenchée, la BCE s'est montrée inventive et ce, grâce aux six membres de son directoire. Et a mené la danse parmi les banques centrales.

La clé de Jean-Claude Trichet se trouve du côté de Saint-Malo. Celle de son âme, pas seulement celle de sa maison de vacances. Les lumières, les ciels, la palette subtile des gris et des verts sur l'estuaire de la Rance, bouleversent chaque fois cet amateur d'art et de poésie. L'histoire de la crise financière aurait peut-être été diFérente ? en pire ? si elle n'avait pas éclaté dans le ciel européen le 9 août 2007. En ce matin d'été, BNP Paribas venait de déclencher une panique en suspendant trois fonds investis partiellement en crédits immobiliers américains : la crise des subprimes devenait mondiale. Relié par téléphone avec son état-major de Francfort, Jean-Claude Trichet se trouvait physiquement à Saint-Malo et le détail a son importance. En caban, les cheveux ébouriFés par le vent, monsieur le président de la Banque centrale européenne est un autre homme. Sans rien perdre du sens de sa mission, il est comme libéré de son carcan de gravité institutionnelle. Et qui sait si l'esprit de Surcouf, le célèbre corsaire malouin, n'imprègne pas encore les remparts de la cité ? Sous le Directoire et l'Empire, il fut la terreur des navires anglais ; après la chute de Napoléon, il battit en combat singulier quinze officiers prussiens à la file ? des références bien peu européennes, dira-t-on, pour inspirer un président de la BCE. Mieux vaut donc retenir de Surcouf son habileté, son audace et le nom d'un de ses bateaux : « La Confiance ».

Jean-Claude Trichet se souvient avoir pensé, ce matin-là : « C'est une situation très grave. Il ne faut pas se tromper de réponse. » Le fait est que, pour la première fois, les banques prenaient conscience de la toxicité des actifs engrangés depuis quelques années : chacune sachant en avoir à l'intérieur ou hors de son bilan, avait des raisons de se méfier de ses consoeurs et n'osait plus leur prêter. Le marché interbancaire s'asséchait : il fallait l'arroser, l'inonder même, de liquidités. La BCE annonça qu'elle apporterait tous les concours nécessaires, sans limitation, pour que tous les établissements qui avaient besoin d'argent en trouvent : finalement, la somme atteignit 95 milliards d'euros. Tout le monde fut bluFé. « Au fur et à mesure que le drame se jouait, il est apparu que la BCE menait la danse parmi les banques centrales. Suprême compliment, les deux plus vénérables, la Réserve fédérale américaine et la Banque d'Angleterre, ont copié la tactique d'une institution vieille de moins de dix ans. M. Trichet est l'un des rares à sortir de la tourmente avec une réputation grandie » : c'est en ces termes que le « Financial Times » expliqua à ses lecteurs pourquoi il avait choisi Jean-Claude Trichet comme personnalité de l'année 2007.

C'est vraiment par politesse que le grand journal financier de Londres n'exprime pas plus crûment sa surprise : comment ce « French bureaucrat » et sa bande d'apparatchiks aux noms imprononçables, dispersés aux quatre coins de l'Europe, ont-ils réussi à se joindre, à se comprendre et à agir en quelques heures ? Dans une longue interview au FT.com, Jean-Claude Trichet l'explicite avec modestie. « L'un de nos grands défis était de prendre des décisions très rapidement au niveau du conseil des gouverneurs. Et nous avons prouvé que nous pouvions, par téléconférence, en moins de deux heures, former un jugement complet et prendre une décision. Voyez ? il montre le téléphone ? si la situation l'exigeait, nous pourrions tenir une téléconférence d'ici une heure et demie, et tout le continent serait là, de Ljubljana à Helsinki et de Lisbonne à Dublin. » La BCE est un collectif, et si elle s'est montrée inventive depuis deux ans, le mérite doit être partagé au moins entre les six membres de son directoire.

On ne présente plus Jean- Claude Trichet, successivement ingénieur des Mines, énarque, inspecteur des finances, directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France, longtemps surnommé « M. franc fort ». Mais son vice-président, à Francfort ? Il s'appelle Lucas Papademos. Grec, économiste brillant, doctorat du Massachusetts Institute of Technology : il publie des articles dans des revues pointues comme le « Journal of Economic Asymmetries ». Lorenzo Bini Smaghi, Italien, est lui docteur en économie de l'université de Chicago, ancien responsable des relations internationales du Trésor, à Rome. José Manuel Gonzalez-Paramo, Espagnol, a eu son doctorat à Columbia et a longtemps enseigné à la Complutense de Madrid. Jürgen Stark, lui, n'a guère quitté son Allemagne natale. Doctorat d'économie à Tübingen, puis Bundesbank dont il sera vice-gouverneur : le gardien de l'or du Rhin ? Enfin une femme, la seule de l'eurozone à ce niveau, Gertrude Tumpel-Gugerell. Un doctorat moins théorique, en sciences économiques et sociales, à l'université de Vienne. Quelques décennies plus tard, on la retrouve vice-gouverneur de la Banque d'Autriche. C'est ce pack à la fois très européen et largement formé à l'école américaine qui a eu l'honneur de combattre une crise financière sans précédent ? et d'en sortir plus fort.

Qu'on n'aille pas croire, surtout, que la BCE serait devenue colombe. Pour ce qui est des taux d'intérêt, l'instrument classique de réglage de la conjoncture, elle ne s'est jamais départie de sa prudence légendaire. En juin 2007, elle remonte ses taux d'un quart de point, histoire de lutter contre la surchauFe qui monte en plusieurs points du continent, comme l'Irlande ou l'Espagne. Nous sommes un mois avant le grand court-circuit. Ce qui ne l'empêchera pas de réagir vite et fort le 9 août : mais c'est que là, il s'agit d'assurer la liquidité du système. En juillet 2008, même jeu, la BCE remonte ses taux d'un quart de point. Comment, au moment où les banques chancellent ? Est-ce un exemple de lucidité ? Les mois précédents ont été marqués par un envol des matières premières : le pétrole atteint son sommet historique, 147 dollars le baril, le 11 juillet. En un an, l'inflation des prix de l'énergie a dépassé les 18 %. Beaucoup trop pour les garants de la monnaie européenne qui décident, comme ils disent, de casser les anticipations inflationnistes. Une hausse des taux d'intérêt, c'est un peu d'huile de foie de morue que distribuent les banquiers centraux aux gamins turbulents, opérateurs des marchés financiers ou hommes politiques dépensiers. L'institut de Francfort attendra octobre et l'évidence de la récession pour commencer à baisser ses taux.

Mais pour le reste, l'imagination est au pouvoir. La BCE ne se contente pas de ses outils classiques : opérations hebdomadaires selon les besoins de trésorerie des banques, opérations à 24 heures en fin de mois pour permettre aux banques de constituer leurs réserves obligatoires, opérations à 91 jours pour le refinancement à long terme. Elle va ouvrir un guichet illimité à échéance de six mois, pour alléger le stress du refinancement. Cela ne supt pas ? En juin 2009, elle commence à prêter à un an, à des taux d'intérêt très bas. En même temps, elle accepte en gage toutes sortes de titres de dette : son « collatéral » devait auparavant être noté AAA, elle réduit ses exigences à un simple A. Elle n'a pas le droit, contrairement à la Fed, d'acheter des bons d'État ? pour ne pas mettre en concurrence les obligations des diFérents Trésors de la zone euro. Mais elle décide d'accepter les obligations des collectivités locales. Tout, pourvu que les banques puissent continuer à tourner. Le diagnostic est bon. Si les taux d'intérêt sont l'essentiel aux États-Unis, où les entreprises se financent par le marché, c'est la liquidité bancaire qui compte le plus en Europe, où l'économie trouve les trois quarts de ses financements auprès des banques. La BCE a gonflé son bilan sans barguigner, comme l'a fait la Réserve fédérale. La grande diFérence, c'est que l'institut de Francfort n'a pas acheté des titres de dette, comme la Fed, mais les a seulement pris en gage : pour retirer l'argent excédentaire, après la crise, il n'aura qu'à attendre l'échéance de ses prêts, tandis que la Fed devra revendre ses titres, faisant ainsi baisser le cours et monter le taux des obligations à long terme. Jean-Claude Trichet sait que les liquidités qu'il a lâchées sont au bout de l'élastique et ne resteront pas dans la nature à fabriquer de l'inflation. Pendant cinq ans, de 2002 à 2007, il a tremblé devant la bulle financière qu'il voyait grandir à l'horizon. Alors que Ben Bernanke, le président de la Fed, assurait qu'il n'y avait pas de bulle et dormait sur ses deux oreilles. Aujourd'hui, à Saint-Malo, on dort du sommeil du juste. L'insomnie a changé de rive.

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