Poutine ou la bataille du rouble

Avec ses réserves de 600 milliards de dollars, la Russie se croyait à l'abri des revers de fortune. Un peu par fierté nationale, un peu par naïveté, elle a choisi de défendre sa monnaie d'une bien curieuse manière. Une vraie fête pour les spéculateurs et une rude leçon pour le Premier ministre, un certain Vladimir Poutine.

 Le regard fixe sous les paupières mi-closes, Vladimir Vladimirovitch Poutine parle sans desserrer la mâchoire. Face à lui, courbé et soumis, Oleg Deripaska, l'homme le plus riche de Russie jusqu'il y a encore quelques mois. Nous sommes le 4 juin 2009 et le Premier ministre russe met en scène son action contre la crise économique. Il incarne son personnage favori, mi-flic du KGB, mi-tsar éclairé. Les Russes adorent, pour la plupart. Il est arrivé en hélicoptère à Pikalevo (prononcer Pikaliovo), une cité industrielle de la région de Saint-Pétersbourg où les ouvriers n'ont pas été payés depuis six mois. Dans un geste de désespoir, ils ont barré l'autoroute deux jours plus tôt, provoquant un énorme embouteillage. VVP (les initiales de Poutine, en russe, signifient PIB) a décidé de faire de Pikalevo un exemple. Il a pris soin de faire verser, avant son arrivée, 1 million d'euros d'argent public pour payer les arriérés de salaires, et il a amené avec lui l'oligarque Oleg Deripaska, propriétaire de l'usine Basel Cement, et les patrons des deux autres cimenteries de la ville. Devant les caméras, il les tance durement : « Vous avez pris en otage des milliers de personnes avec vos ambitions, votre manque de professionnalisme et votre goinfrerie ! » Il apostrophe Deripaska en brandissant un contrat qui ordonne la reprise de l'activité : « Allez, Oleg Vladimirovitch, signezmoi ça, et vite. » L'autre s'exécute, bien obligé : l'État soutient à bout de bras son conglomérat Basic Element, criblé de dettes. VVP repart sous les applaudissements. Pour l'heure, Pikalevo est sauvée. Mais des villes du même genre, construites autour d'une seule industrie à l'époque soviétique, il y en a 460 d'un bout à l'autre de la Russie et l'agitation sociale monte partout. La démonstration de force de Vladimir Poutine ressemble beaucoup à un aveu d'impuissance.

Qu'on est loin des débuts de la crise financière ! En septembre 2008, tandis que gouvernements et banques centrales improvisaient au jour le jour pour sauver la finance occidentale en déroute, la Russie contemplait le spectacle. Assise sur un monceau de devises après deux années de boom pétrolier, elle se sentait à peine concernée. Elle venait d'administrer une leçon militaire à la Géorgie et savourait son statut retrouvé de grande puissance. La question débattue par ses économistes était de savoir si les fonds souverains russes devaient acheter davantage d'actifs occidentaux en profitant de leur décote. Début octobre encore, Moscou endossait le rôle du sauveur en accordant un prêt de 4 milliards d'euros à l'Islande, ruinée par les spéculations de ses banquiers : rendre service à un pion stratégique de l'Alliance atlantique, cela valait bien un petit ehort.

Quelques jours plus tard, personne ne croyait plus au mirage doré de l'invulnérabilité russe. Sauf les dirigeants du Kremlin. Ils s'accrochaient à l'idée du découplage, selon laquelle la croissance des pays émergents ne dépendait plus des économies développées. Pourtant, les capitaux flottants avaient commencé à déserter en masse. Voyant la Bourse de Moscou s'ehondrer, le gouvernement a tenté de soutenir les cours avec les milliards du fonds de réserve constitué grâce aux recettes pétrolières. Peine perdue. Très vite, le rouble à son tour s'est retrouvé sous pression.

En pareil cas, chaque pays réagit en fonction de son expérience. Or, depuis la chute de l'Union soviétique, la Russie a connu un épisode vraiment traumatisant en matière monétaire : en 1998, la contagion de la crise asiatique a envoyé le rouble par le fond, ehaçant d'un coup 70 % de l'épargne des ménages. Le mot d'ordre à Moscou est donc unanime : pas de dévaluation. La fierté nationale a sa part dans cette détermination, tant le rouble fort flatte le sentiment de renaissance des Russes en cette décennie 2000. Ce peuple si longtemps enfermé a goûté aux joies de l'importation, et il consomme avec délice des produits étrangers, rendus moins chers par la surévaluation de leur monnaie. Pouvoir préférer le rouble au dollar, quelle revanche ! Alexeï Koudrine, le brillant ministre des Finances, n'est pas inquiet : les réserves de la Banque centrale ne frôlent-elles pas les 600 milliards de dollars ? Et depuis quand attaque-t-on la monnaie de pays dont la balance des paiements est excédentaire ? Le rouble sera défendu. « Nous avons toutes les réserves qu'il faut. Nous les avons accumulées justement pour le cas où la situation économique se dégraderait », assure, bravache, le vice-Premier ministre, Igor Chouvalov.

Pendant plus d'un mois, la Russie vend des devises sans parvenir à enrayer la chute de sa monnaie. Fin octobre, près de 60 milliards de réserves ont été grillés et le cours est passé de 24 roubles pour un dollar à 28. Les Russes, qui n'ont pas oublié 1998, s'empressent de changer leur épargne en dollars ou en euros. Le 11 novembre, pour la première fois, la Banque centrale russe élargit de 1 % la fourchette de cotation de sa monnaie mais, opciellement, la dévaluation est toujours taboue. C'est le début d'un long, très long escalier que le rouble descendra pas à pas. Deux fois, trois fois, cinq fois par mois, puis plusieurs fois par semaine, la monnaie subit des mini-dévaluations de 1 %. Mais la spéculation réussit invariablement à crever le nouveau plancher.

Les observateurs étrangers se grattent la tête. Ils comprennent d'autant moins cette stratégie que le gouvernement de Vladimir Poutine injecte parallèlement des centaines de milliards de roubles pour aider les banques. « Je n'ai jamais rien vu d'aussi bête ! s'exclame un banquier occidental de Moscou, évidemment sous couvert de l'anonymat. Dès que les banques touchent des aides en roubles, elles les convertissent en dollars, ce qui contribue à la chute du rouble. Le gouvernement espère qu'elles vont accorder des crédits à l'économie, mais tant que la monnaie se dévalue, elles gardent leurs devises. C'est ce qui rapporte le plus. » Même tactique chez les entreprises : elles cessent de payer leurs fournisseurs, de régler leurs salariés, de rembourser leurs dettes, tout plutôt que de se défaire de leurs précieuses devises qui prennent de la valeur presque chaque jour. La politique de change agit comme un puissant accélérateur de crise pour l'économie réelle.

Fin janvier, les réserves en devises ont fondu de 200 milliards. La Banque de Russie change alors de stratégie : elle tente un grand coup en élargissant la bande de fluctuation de 10 %. Le moment est bien choisi, car les banques doivent payer leurs impôts et ont besoin de roubles. Hélas, après un bref rebond, le rouble reprend sa descente. Les deux derniers jours de janvier, il perd 5,6 %, sa plus forte baisse en une décennie. À 40 roubles pour un dollar, il se rapproche désormais du seuil qui obligerait à une nouvelle dévaluation déguisée. Pour essayer de discipliner les banques, dont on pense qu'elles ont thésaurisé entre 80 et 110 milliards de dollars, le gouvernement les oblige à limiter leurs avoirs en devises. Il faut croire que Vladimir Poutine ne fait pas trembler tout le monde car seules les banques étrangères obtempèrent. Les banques russes, elles, continuent de plus belle à spéculer contre le rouble.

Au début de février 2009, l'atmosphère est devenue irrespirable dans les allées du pouvoir. Vladimir Yakounine, le patron des chemins de fer russes, exige l'instauration d'un contrôle des changes pour mettre fin à l'hémorragie des réserves. Comme il est proche de Vladimir Poutine, les kremlinologues ont tôt fait d'interpréter cela comme une critique à peine voilée d'Alexeï Koudrine, le ministre des Finances. Les nouvelles, il est vrai, sont mauvaises : le gouvernement a dû réviser ses prévisions et admettre que la récession atteindra 2,2 %. ? ce sera pire au fil des semaines. Les sondages montrent une baisse de popularité de Dmitri Medvedev, le président, et même de l'inoxydable Poutine. Les Russes commencent à souffrir de la crise, et à douter. Mais soudain, au milieu du mois de février, le rouble se stabilise. Il n'atteindra pas le seuil fatidique des 41 par dollar. Les réserves de change russes ne sont plus qu'à 383 milliards de dollars, contre 597 milliards au mois d'août précédent, et le rouble a perdu 35 % de sa valeur. Deux fois moins qu'en 1998. La stratégie des autorités ? reculer devant l'ennemi comme Koutouzov face à la Grande Armée ? a-telle triomphé ? Peut-être. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que, trois jours avant, le baril de pétrole a entamé sa remontée.

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