Jacques Delors : "Ce traité permet de reprendre le mouvement et le combat démocratique"

La Tribune.- Le projet de traité constitutionnel vous semble-t-il une étape parmi d'autres ou une étape beaucoup plus importante ?Jacques Delors.- Je dirais que c'est une étape très importante pour deux raisons: d'abord, le traité est plus explicite sur les valeurs de l'Union et intègre la charte des droits fondamentaux, ce qui confère de nouveaux droits aux citoyens européens. Ensuite, il propose une organisation plus claire, plus efficace et plus démocratique des pouvoirs. Mais si on veut faire l'histoire de l'Europe, je considère que le traité de la Ceca (1952), le traité de Rome (1957), l'Acte unique (1985) et le traité de Maastricht (1991) sont des étapes aussi importantes. Je me refuse à utiliser l'argument de la potion magique.Le traité constitutionnel va beaucoup plus loin dans deux domaines: d'une part, la politique étrangère et de sécurité commune, avec le rôle de maïeuticien confié au ministre des Affaires étrangères, ce qui devrait aider la formation d'une volonté commune pour des actions extérieures; d'autre part - et là, le traité m'a impressionné -, la volonté, bien que nous serons vingt-sept, de mener ensemble une politique de sécurité intérieure.Pensez-vous que ce traité constitutionnel permettra d'aller beaucoup plus loin en matière de défense ?Le moment était venu de trouver une ingénierie qui garde la possibilité pour certains Etats membres de ne pas participer à une action mais permettant en même temps de rapprocher peu à peu les points de vue. C'est important.Regardez par exemple les réactions suscitées par la chute du mur de Berlin dans les douze pays membres d'alors: interrogatives pour certains, soucieuses pour d'autres. Je me suis engagé dès le mois de novembre 1989 pour dire que les Allemands venant des territoires de l'Est appartenaient à l'Europe depuis le traité de Rome. Peu à peu, la Commission a ainsi réussi à calmer l'anxiété. Même phénomène pour les aides à l'Europe centrale et orientale et à la Russie. Les pays européens ont parlé d'une seule voix au sommet des pays industrialisés, alors que l'administration américaine demeurait un peu réticente.Bien sûr, la Commission propose, le conseil des ministres décide, et le conseil des ministres et le Parlement colégifèrent. Mais le droit d'initiative de la Commission constitue un des traits géniaux de ceux qui ont conçu le système. Je l'ai utilisé une fois, au second semestre 1986, lorsque les pays manifestaient des réticences pour lancer le programme Erasmus favorisant les échanges d'étudiants. J'ai dit: si c'est cela, je vais retirer ma proposition et dire pourquoi. Au Conseil européen de décembre 1986, Erasmus a été adopté. Personne ne critique aujourd'hui cette action de l'Europe.Sans doute pour faire plaisir aux Britanniques, le projet de traité pose que, pour les Etats qui en sont membres, l'Otan reste le fondement de leur défense. N'est-ce pas un peu plus atlantiste que le traité de Nice ?Non. Les autorités actuelles ont répondu en disant qu'il fallait bien distinguer l'Alliance atlantique de l'organisation militaire, et que ce n'est pas parce qu'il n'y a plus de guerre froide que cette alliance doit disparaître. Elle doit simplement évaluer ce qu'elle peut faire aujourd'hui d'utile, c'est tout. Il faut voir les progrès réalisés.Lors de la préparation du traité de Maastricht, s'est tenue une réunion des ministres des Affaires étrangères consacrée à la défense. L'Allemand a dit, appuyé notamment par le Français et l'Italien: "Il n'y a pas de politique étrangère ni d'Europe sans défense." Les représentants de trois autres pays ont répondu que la défense, c'est l'Alliance atlantique, c'est l'Otan. Donc, en 1991, pas de compromis possible. On se rend compte, dès lors, du chemin parcouru!Pensez-vous que l'existence du ministre européen des Affaires étrangères préfigure la mise en place d'autres ministres européens ?Le haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune a expérimenté les possibilités et les limites de ce poste. Le traité constitutionnel élargit ces limites et, pour l'instant, cela suffit. C'est un traité entre des pays souverains. Ne brûlons pas les étapes.Il existe bien un président de l'Eurogroupe...Mais là, la bataille continue. Je la mène depuis 1996. J'ai toujours dit qu'à côté du Pacte de stabilité, nécessaire dans ses principes, il faut un pacte de coordination des politiques économiques, de façon à ce que l'union économique et monétaire marche sur ses deux pieds. Cette idée n'a pas été retenue. Il est vrai que je parlais à ce moment-là non pas en tant que président de la Commission mais comme simple militant européen. Cette bataille doit continuer. Et de ce point de vue, je considère que la nomination d'un président de l'Eurogroupe pour deux ans va faciliter les choses.Pensez-vous que les réformes institutionnelles prévues par le traité constitutionnel vont permettre à l'Union de bien fonctionner à vingt-sept ?Je pense qu'il est impossible de gérer l'Union européenne à vingt-sept avec les traités existants. Par conséquent, de ce point de vue, le nouveau système de pouvoirs constitue un très grand pas en avant, offrant plein de possibilités pour l'avenir. Bien entendu, il faudra que les institutions se rodent, mais plus nous serons nombreux, plus nous devrons avoir des modes de préparation des décisions impliquant moins de textes et moins de temps perdu dans les tours de table, sans conclusion, aux réunions du conseil des ministres...Ne trouvez-vous pas que les avocats du traité constitutionnel en France ont contribué à obscurcir le débat en s'acharnant à démontrer, à gauche comme à droite, que le texte était plus social que libéral ?Revenons un instant à "qui fait quoi". La politique macroéconomique dans certains aspects, la politique de l'emploi, la santé, la Sécurité sociale, l'éducation et la culture, sont en premier lieu de compétence nationale. Si, depuis plus de dix ans, six pays de l'Union ont réussi à réduire leur chômage au moins de moitié et sont actuellement entre 4% et 5,5% de taux de chômage, c'est parce qu'ils ont bien travaillé.Alors, je répète: ce que les Français doivent faire pour eux-mêmes, l'Europe ne le fera pas pour eux. Il faut se mettre d'accord là-dessus. Quant à la dimension sociale de l'Europe, nous n'avons pas attendu les nouvelles générations pour nous en occuper. Mais personne ne doit y voir une potion magique. L'Union européenne s'est dotée d'un socle de minima sociaux allant parfois plus loin que les législations les plus avancées. Elle a par exemple été au premier rang de la bataille pour l'égalité hommes-femmes.Ensuite, le social, c'est aussi la solidarité entre les régions. Un des points essentiels de l'Acte unique. Nous avons multiplié par huit en vingt ans les aides aux régions. Et la France en a profité. Lorsque j'ai quitté la Commission, 46% du territoire français étaient couverts par les aides régionales.Enfin, j'ai relancé le dialogue entre patronats et syndicats. Et quand j'ai commencé, personne n'aurait parié un écu de l'époque sur mon succès. Nous venons de fêter les vingt ans de dialogue social européen à Bruxelles. Cela a abouti à cinq accords collectifs entre patronats et syndicats européens. L'avantage du traité constitutionnel est qu'il enfonce le clou là-dessus. Des références existaient déjà dans les traités de l'Acte unique, Maastricht et Amsterdam, mais là le projet va beaucoup plus loin. Je crois que ceux qui sont soucieux d'équilibrer le politique par le pouvoir de négociation et de proposition des acteurs économiques et sociaux trouvent dans ce traité plus d'assurance que dans les traités précédents. La concertation sociale est, en effet, un pilier d'une démocratie vivante.Sur beaucoup d'aspects, ce traité ne nous met pas sur la voie de l'Europe fédérale...Entre le statu quo paralysant et un traité imparfait qui permet de reprendre le mouvement et le combat démocratique, je choisis le traité, je choisis le mouvement. Comme disait Bernstein, une des références de la social-démocratie : "Le mouvement est tout!"En cas de vote négatif de la France, que peut-il se passer, selon vous ?Il faut à la fois porter un jugement politique et faire preuve de méfiance quant au caractère abrupt des pronostics. Mon jugement politique, c'est qu'un non de la France affaiblira considérablement son audience et plongera l'Europe dans une phase de stupeur qui pourra se traduire par une stagnation. C'est le jugement. Quant à ce qui va se passer... honnêtement, il n'y a pas de plan B. Tous les gens qui parlent actuellement sont des singes savants qui veulent se rendre intéressants sur le sujet, mais il n'y a pas de plan B. La seule personne qui peut me guider sur cette question est le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, un homme pour qui j'ai une grande estime et qui préside actuellement le Conseil européen. Il a dit dans une interview l'autre jour: "Il faut savoir que si la France dit non, le traité ne sera pas renégocié et nous resterons au traité de Nice qui correspond mal à la réalité d'aujourd'hui." Nous n'avons jamais pris cet homme remarquable et expérimenté en flagrant délit de mensonge.Ne fallait-il pas ratifier par référendum le dernier élargissement ?Ce qu'il fallait faire en France, depuis dix ans, c'est expliquer et expliquer encore, écouter et écouter encore, informer et informer encore. Depuis dix ans, on ne parle de la construction européenne que pour dire que l'on doit prendre des dispositions à cause de Bruxelles, alors que la décision est prise par le conseil des ministres où la France est présente et vote. Et quand le gouvernement est faible, chaque protestation est amplifiée par l'opposition au gouvernement. Que s'est-il passé depuis seize ans? Le mur de Berlin est tombé, le communisme a sombré, etc., et ces pays ont retrouvé la liberté et la démocratie.Et vous vous rappelez sans doute que dès le 31 décembre 1989 François Mitterrand avait ouvert les bras à ces pays en disant: "Construisons une grande confédération." J'avais grandement appuyé cette idée car cette unification de l'Europe constitue un grand bonheur politique, un grand événement historique. Mais cela n'a pas été expliqué en France, alors que l'opinion publique française s'inquiète à chaque élargissement.Rappelez-vous ce qui s'est passé au moment de l'entrée de l'Espagne et du Portugal. Nous sommes, paraît-il, dans une démocratie d'opinion publique. Si l'on caresse l'opinion publique dans le sens du poil et si, de temps en temps, on donne des leçons de civisme, il ne faut pas s'étonner que, dans ces conditions, se manifestent dans le pays un trouble psychologique, un mélange de mécontentement et d'inquiétude. Comme me disait un de mes anciens patrons lorsque j'étais ministre des Finances: "L'air du temps n'est pas bon !"Mais vous savez, il faut se battre. Ce ne sont quand même pas les gens partisans des luttes qui vont dire non à un traité constitutionnel parce que la table n'est pas mise et que les plats ne sont pas prêts!
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