Christine Lagarde : "Les Etats-Unis doivent faire des concessions" dans les négociations de l'OMC

Alors que l'OMC a dû annuler l'échéance du 30 avril, Christine Lagarde, ministre déléguée au Commerce extérieur, se dit consternée par le manque de progrès du cycle de Doha.

L'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne connaîtra pas le "moment de vérité" qui avait été initialement fixé demain, selon les voeux de son directeur général, Pascal Lamy. Les divergences entre les 149 membres de l'organisation genevoise demeurent trop larges pour espérer que soit franchie une étape clé dans les négociations du cycle de Doha. Ministre déléguée au Commerce, Christine Lagarde s'interroge sur l'engagement multilatéral des États-Unis, tandis que Robert Portman, représentant américain au Commerce (sur le point de changer de poste), s'ingénie à vouloir se rendre à Genève dans les prochains jours, malgré tout.

La Tribune : Jusqu'à quel point le cycle de Doha est-il compromis ?

Christine Lagarde : Je suis un peu consternée par le peu de résultats obtenus par Pascal Lamy ces quatre derniers mois depuis Hong Kong. Les lignes des différents pays membres n'ont pas bougé du tout. Pascal Lamy avait dit : il faut pousser tous les feux, les quatre moteurs de l'avion (NDLR : dossiers agriculture, biens industriels, services et règles commerciales) doivent démarrer pour qu'on puisse enfin décoller. Malheureusement, quatre mois n'ont pas suffi. Et cela en dépit d'une mini - ministérielle avec les Etats-Unis, l'Union européenne, l'Inde, le Brésil, l'Australie et le Japon à Londres pendant plus de deux jours, et d'une autre mini - ministérielle à format encore plus réduit avec les Etats-Unis, l'Union européenne et le Brésil en présence de Pascal Lamy à Rio de Janeiro. De tout cela, il n'est rien sorti. Résultat, Pascal Lamy a annoncé ces derniers jours que les pays membres n'étaient pas prêts pour l'échéance du 30 avril et qu'il faut se donner six semaines de plus jusqu'à mi-juin.

Que doit-il se passer d'ici à mi-juin ?

Au risque d'être outrageusement optimiste, je crois que disposer de six semaines de plus peut offrir la possibilité de réintégrer la question des services qui ont été un peu mis de côté jusqu'à présent, et d'avoir cette fois-ci des négociations plus équilibrées entre les quatre grands dossiers.

Quelles sont les chances de conclure le cycle de Doha cette année ?

Je suis assez inquiète pour le cycle de Doha. Le mandat (NDLR : Trade promotion Authority qui autorise le président américain à faire ratifier en bloc un accord commercial) expire début juillet 2007. Sachant que le délai de présentation de l'ensemble des accords au Sénat et à la Chambre est d'à peu près six mois et qu'il faut tenir compte des délais de traduction et autres formalités d'usage, si on ne parvient pas à un accord quasi définitif sur le cycle dès juillet, je suis assez sceptique sur les perspectives de succès.

Comment voyez-vous les prochains mois?

Nous sommes devant une alternative. Soit on continue à négocier au niveau multilaréral et on se réserve d'aboutir à un accord en se donnant plus de temps disons entre trois à quatre ans de plus, et il n'y a rien de catastrophique. Dans cette hypothèse, le Congrès américain devra approuver article par article, ligne par ligne les conclusions du cycle de Doha en sachant qu'entre-temps les Etats Unis auront réformé leur "farm bill" mais qu'on n'en connaît pas forcément le sens. La seconde hypothèse est beaucoup plus fâcheuse. C'est celle où le bilatéralisme s'impose. Dans ce cas c'est toujours le pays plus fort qui l'emporte. On peut craindre que les Etats-Unis multiplient les accords bilatéraux.

Et l'Europe aussi...

Oui. Les pays asiatiques seront très recherchés, en commençant par les plus petits. Tout cela sur fond de protectionnisme qui n'ose pas dire son nom et qui prend parfois des formes sécuritaires. Nous avons vu ce que j'appelle le syndrome de Dubaï avec les ports américains. On voit aussi des Etats Unis volonté de limiter la participation des sociétés étrangères dans les compagnies aériennes. En Grande-Bretagne, il y a des mouvements pour réexaminer les conditions dans lesquelles se font les OPA.

Et en Europe continentale ?

C'est exact. Il y a les exemples Arcelor et Mittal ou Enel et Suez...

Faut-il déjà désigner les coupables d'un échec potentiel du cycle comme Peter Mandelson, le commissaire européen, semble le faire ?

Depuis la dernière offre globale européenne, le 28 octobre, nous n'avons reçu aucune proposition en particulier de la part du G20. Pour débloquer les négociations, il va bien falloir que le G20 formule une proposition, que ce soit à l'initiative des Brésiliens ou des Indiens ou conjointement. Jusqu'à présent, les Brésiliens se sont contentés d'attendre davantage de propositions de la part des Européens et des Américains.

Les Etats-Unis ont-ils fait le maximum?

Concernant les Etats-Unis, je suis un peu inquiète. Plusieurs facteurs permettent de douter de leur enthousiasme pour le multilatéralisme. Il y a eu d'une part le remplacement de Rob Portman quelques jours avant l'échéance du 30 avril, à un moment où tout le monde pensait que la rencontre était encore possible, par Susan Schwab qui est une grande championne du bilatéralisme. Elle a négocié et signé certains accords dont celui entre les Etats unis et le Honduras. Susan Schwab est beaucoup moins introduite au Congrès que Robert Portman et sa faculté de vendre un accord qui nécessiterait une diminution du soutien interne aux fermiers américains est largement obéré par son absence de relations étroites avec le Congrès. J'ai aussi entendu Madame Schwab affirmer que les Etats Unis souhaitaient un accord ambitieux, ce qui signifie qu'ils ne sont pas prêts à accepter un accord moyen. De là à penser que pour Washington mieux vaut pas d'accord qu'un accord moyen ...

Faut-il se réjouir de la perspective d'un échec du cycle de Doha ?

Non. Collectivement, pour la bonne marche du monde, des échanges et pour le développement des pays du tiers monde qui en ont le plus besoin, un échec serait tout à fait négatif. Il est évident que c'est moins grave pour nous sur le plan économique. Mais il est démontré par à peu près tous les grands économistes, les grands instituts de recherche, que la libéralisation du commerce et l'augmentation du commerce améliorent le niveau de vie, développent la croissance et permettent des avancées technologiques. Par ailleurs il y a un lien très étroit entre les perspectives de croissance dans les pays en développement et les mouvements migratoires. On ne peut pas éternellement bâtir des murs et ériger des fils de fer barbelés dans les rues pour protéger les pays développés.

Quels seraient les pays les plus pénalisés par un échec ?

Les plus grands perdants seraient l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les grands pays émergents exportateurs nets de produits agroalimentaires comme le Brésil.

Et en Europe ?

Les Allemands, premiers exportateurs du monde, sont ceux qui auraient le plus à gagner à une baisse des tarifs douaniers. La France aurait un peu à gagner et un peu à perdre à échec. D'une part nous perdrions des opportunités d'exportations sur les produits industriels, mais moins que les Allemands parce que nous exportons moins, et que notre ossature industrielle est moins importante que la leur. Et d'autre part notre agriculture étant la plus importante d'Europe, de l'ordre de 20% de la production européenne, certaines de nos filières agricoles et agroalimentaires et certains emplois seraient menacés par une baisse des tarifs douaniers dans ces domaines. Je pense par exemple à la filière bovine. Notre position est qu'en matière agricole nous souhaitons pouvoir faire jouer la préférence communautaire dans une Politique agricole commune réformée.

S'agissant de la France, peut-on imaginer une amélioration de la balance commerciale cette année ?

La balance énergétique est une variable tellement importante qu'elle a expliqué la moitié de la détérioration de l'année dernière*. Pour 2006, compte tenu du volume de nos importations d'hydrocarbures, nous sommes à la merci des variations des cours, très importantes en ce moment. Hors énergie, je suis relativement optimiste par rapport à l'année dernière.

Pour quelles raisons ?

Cet optimisme repose sur trois facteurs : dans le cadre de nos exportations, on est d'une certaine manière pénalisé par le fait que l'on exporte très massivement à destination de la zone européenne et encore plus à destination de la zone euro, une zone qui, aujourd'hui, par rapport à d'autres régions comme la Chine, les Etats-Unis ou l'Amérique Latine, connaît une croissance assez faible**. Par rapport à cette analyse de la situation, on avait décidé l'année dernière d'encourager les entreprise à exporter vers des zones à forte croissance. Nous avons identifié cinq coeurs de cible. A savoir la Chine, la Russie, l'Inde, les Etats-Unis et le Japon. Ce que l'on observe à la fois sur la fin 2005 et déjà sur les premiers mois 2006, c'est une graduelle réorientation de nos exportations vers ces zones. Je ne suis pas en train de dire que l'on est passé dans des proportions très importantes vers des pays à forte croissance, mais il y a une augmentation beaucoup plus forte de nos exportations à destination de ces pays, bien que cette tendance ne soit pas encore clairement visible dans les statistiques des deux premiers mois de l'année.

Les PME exportent-elles plus, conformément au souhait du gouvernement ?

C'est la deuxième raison de notre optimisme. Nous assistons à un élargissement de la base des sociétés exportatrices. Enfin, la troisième raison d'espérer une amélioration de notre balance commerciale réside dans le fait que le volume des grands contrats d'exportation a doublé entre 2005 et 2006, passant de 20 milliards d'euros début 2005 à 40 milliards début 2006.

L'amélioration de la conjoncture outre-Rhin est-elle de nature à conforter votre optimisme ?

Le retour de la croissance en Allemagne, qui est notre premier client et premier fournisseur, est effectivement un élément positif. Tout comme la baisse de l'euro. Avec un euro en baisse de 10 % par rapport au début d'année dernière, oscillant autour de 1,20/1,22, l'environnement s'améliore.

Mais les importations ne devraient-elles pas également progresser ?

Effectivement, nos importations, devraient être affectées très sérieusement par l'augmentation du prix des hydrocarbures. Quant au rebond de la croissance, il signifie que la consommation de biens importés devrait encore progresser.

Vous avez évoqué cinq cibles. Est-ce qu'il y en a d'autres ?

Je vous donne vraiment mon sentiment: je ne vais pas me défoncer pour l'Amérique Latine aujourd'hui. En revanche, sur les pays du Golfe, même si ce n'est pas aujourd'hui dans le coeur de cible, ils comptent parmi les 25 pays importants, il est évident que compte tenu de la capacité de financement aujourd'hui et de leur appétit à la fois de croissance en investissements et de croissance en consommation, je serais idiote de ne pas m'intéresser à la zone.

Il s'agirait alors de profiter de l'opinion favorable qu'ont les pays arabes de la France ?

En effet, on passe notre temps à dire, qu'il s'agisse des marchés de l'Egypte, du Koweït ou des Emirats, pour un tas de raisons historiques, que l'on a un crédit politique énorme, dans ces pays. Dans chaque entretien, je redis la même chose : il faut que nous arrivions à mettre en parité notre crédit politique auprès du Royaume, auprès de l'Emirat... et notre relation économique. Chaque fois, on s'aperçoit que la relation économique est très en déficit par rapport à la proximité politique que l'on a.

Pourquoi une telle volonté ? Ce n'est pourtant pas un marché énorme.

Ce n'est pas une volonté. Je sais que le temps m'est compté et j'essaie de concentrer mon effort là où cela va être le plus immédiatement efficace. Quand je vois les parts que représente l'Amérique Latine dans la balance totale de nos exportations, c'est peu significatif***.

Après neuf mois d'existence, quel bilan tirer du Volontariat international entreprises (VIE) ?

C'est très populaire, ce dispositif marche plutôt bien. Je pense que l'on va essayer de faire une opération au mois de mai qui va être une opération de prestige pour donner du relief aux VIE et pour encourager plus les entreprises encore à les embaucher. Pour l'instant, on chemine au-delà des objectifs que l'on s'était fixés. Donc c'est bien.

Propos recueillis par Laurent Chemineau et Fabien Piliu

*Si le déficit 2005 s'est élevé à 26,4 milliards d'euros, la facture énergétique a atteint 37,5 milliards.
** La croissance a atteint 1,4% dans la zone euro, contre +2,7% au Japon, +3,5% aux Etats-Unis et +9,9% en Chine.
***L'Amérique Latine ne représente que 1,9% des exportations françaises

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