« Il faut une grande agilité intellectuelle pour aménager le Grand Paris » (Thierry Lajoie)

Le tout nouveau patron de Grand Paris Aménagement revient sur les spécificités de la production urbaine dans le Grand Paris (les problématiques associées à l'hyperdensité notamment) et sur la plus-value qu'apporte l'Etat, aménageur public, dans le traitement de la complexité. Entretien
Thierry Lajoie : "On ne juge pas de la qualité d'un projet urbain en fonction de celui qui le fabrique, mais de ce que cela produit."

«Ce projet est totalement autofinançable. Il possède la densité et la taille suffisante, il n'a besoin d'aucun financement public, même pour les services publics. » Thierry Lajoie, après avoir écouté les architectes Sylvia Casi et Roland Castro présenter leur Central Park français dans le parc de La Courneuve, était élogieux.

Il est le tout nouveau patron de Grand Paris Aménagement, celui qui va devoir désormais faire preuve d'une « grande agilité intellectuelle » pour que les projets urbanistiques émergent dans le Grand Paris (cinq, autour des nouvelles gares, ont déjà été sélectionnées par Manuel Valls; une quinzaine d'autres vont suivre, dont probablement le "Central Park" de Castro).

Il doit être l'homme de la méthode et de l'ingéniosité, celui qui résout la quadrature du cercle en faisant pousser des quartiers durables pour 10.000 personnes, qui assurent également le développement économique en trois ans, comme le quartier Maison-Blanche à Neuilly-sur-Marne.

Thierry Lajoie, qui a travaillé tout autant dans le public que le privé, est avant tout un pragmatique: la qualité du produit fini est son seul souci, quelle que soit la manière dont il a été élaboré ou financé. Et c'est un passionné: le French Central Park est à « une échelle passionnante pour être le plus innovant possible. En plus, on est dans du recyclage urbain, en plein cœur d'une réflexion sur les réseaux, et on peut produire une ville à vingt ou trente ans... ». Entretien sur sa méthode et ses objectifs.

La Tribune. L'aménagement urbain - la production de la ville - est de plus en plus complexe dans le Grand Paris. Comment peut-on encore penser cet aménagement ?

Thierry Lajoie. La production urbaine est effectivement très spécifique dans le Grand Paris. Nos problèmes se rapprochent davantage de ceux de mégapoles étrangères que des métropoles françaises. Plus la «mégalopolisation » avance, plus le traitement de la zone très dense, du recyclage urbain dans l'hyperdensité pose la question de la fabrique de la ville de manière beaucoup plus complexe qu'ailleurs. Les coûts de transformation, de construction, de sortie ne sont clairement pas les mêmes que dans les autres métropoles françaises. En hyperdensité, en situation de crise et de besoins, les problèmes sont aigus et les questions de l'innovation, des nouveaux modes de faire, de la réflexion sur les partenariats avec le privé, de la recherche de financement se posent.

On ne raisonne pas comme ailleurs: dans les années 1960, un actif francilien mettait en moyenne 20 minutes par jour pour aller à son travail et en revenir. En 2014, c'est 1 h 30, alors que nous sommes mieux équipés en transports ! C'est ce type de sujet que l'aménageur urbain doit résoudre avec un ensemble d'aménités comme le transport, le logement, les services. Il y a une spécificité des zones hyper denses.

L'aménageur public a-t-il encore le pouvoir d'être l'ensemblier de référence  dans cette zone hyperdense ?

C'est effectivement compliqué car il y a une fragmentation aujourd'hui de la fabrication de la ville, c'est très clair. La France a toujours eu une tradition d'aménagement public urbain très ancrée - les ZAC en sont l'exemple. Mais, aujourd'hui, la plupart des opérations de construction ne sont plus faites en ZAC. Le diffus, chaque année, crée de plus en plus de produits  Or, dans le diffus, la construction se fait sans aménageur, sans un nécessaire ensemblier, sans que l'on se pose les questions concomitantes des mobilités, des réseaux intelligents et des voiries, etc. C'est un paradoxe: l'aménageur public prétend être l'assembleur de la production de la ville alors que proportionnellement, il est en  recul.

Les grands acteurs privés de la ville, ceux de la construction ou de la promotion, se positionnent eux aussi comme des ensembliers. Vous êtes en concurrence ?

Un peu. Sauf que seul l'aménageur public peut intégrer le maximum de préoccupations: celle de l'Etat, qui souhaite qu'une opération d'aménagement coûte le moins possible aux finances publiques; comme celle de la collectivité, qui a plutôt envie, elle, que l'on ne surdensifie pas; ou celle de l'intérêt général, dont nous sommes tous dépositaires. Par exemple, avec le Grand Paris Express, nous devons trouver comment ce réseau va constituer un levier pour la construction de logements, et veiller à ce que l'investissement de l'Etat de 30 milliards trouve sa rentabilité en nombre de logements. Un opérateur privé ne s'en soucie pas spontanément, et c'est normal, même si je pense qu'il aurait intérêt à le faire davantage.

Quant à la collectivité, elle a parfois une approche différente de la nôtre : un logement est trop souvent vécu comme une dépense budgétaire et un risque électoral, alors qu'un bureau est perçu, en Ile-de-France, comme une recette financière et une chance politique. En 2008-2009 les études autour du Grand Paris Express montraient que le réseau de transports allait générer 200.000 logements. Mais aujourd'hui, si l'Etat n'intervient pas, si l'on laisse cela se faire au fil de l'eau, on n'en construira que 10% !

La légitimité de l'Etat aménageur se résume-t-elle à faire ce que le privé ne réalise pas spontanément ?

Soyons clair. Il y a un changement de modèle. L'avantage de l'intervention publique, ce n'est plus d'abord le financement. L'Etat doit s'adapter pour être subsidiaire. Peu importe la raison pour laquelle l'Etat ou ses établissements publics sont amenés à intervenir, pour peu qu'on ait la certitude qu'un projet n'émergerait pas, ne se développerait pas, n'existerait pas si l'Etat lui-même ne se mêlait pas de l'initiative. Je dis « ne se mêlait pas » parce qu'il peut déclencher l'initiative ou l'accompagner et qu'il y a beaucoup de modèles possibles, il n'y  a plus de modèle unique. S'il n'y a pas de modèle économique pour produire à Clichy-Montfermeil, il est légitime que l'Etat intervienne. Ce n'est pas une question d'argent, mais c'est le critère de l'intervention : si l'Etat ne le fait pas, cela ne se fait pas.

Le privé peut-il quand même être leader dans la fabrication de la ville ?

Il faut accepter la fin d'un monde bureaucratisé, hiérarchisé, avec une seule tête un seul  guichet, avec quelqu'un qui fait quelque chose à tel moment puis un autre à tel autre moment.  Le vieux monde unipolaire et séquentiel est dépassé. Et le leadership de la fabrication de la ville n'est pas forcément le même sur un territoire que sur un autre. L'ensemblier le plus pertinent de l'aménagement d'un territoire, cela peut être celui qui construit le métro, comme cela peut être un industriel ailleurs s'il est propriétaire foncier d'une friche à reconvertir.

Pourquoi, par principe, un opérateur de services urbains ne pourrait pas être un ensemblier pour mener une opération  de réhabilitation thermique, de réseaux ou de transports ? En matière urbaine, le privé peut évidemment revendiquer le rôle d'ensemblier,  ce n'est pas choquant par principe. Ce qui peut être choquant, c'est le résultat produit s'il n'est pas à la hauteur de nos ambitions de « bien vivre » et de cohésion sociale. On ne juge pas de la qualité d'un projet urbain en fonction de celui qui le fabrique, mais de ce que cela produit.

Quelle est alors aujourd'hui la plus-value de l'aménageur public ?

L'approche de la complexité. Nous sommes des aménageurs de la complexité, capables de conduire des discussions avec les parties de manière totalement originale. Nous pouvons par exemple apporter des formes de solidarité ou de péréquation non dites dans nos opérations. Si un promoteur a une difficulté sur un territoire compliqué, où sa marge ne sera jamais celle qu'il fera ailleurs, nous pouvons peut-être compenser avec une autre opération située sur un territoire plus attractif sur le marché de l'immobilier. On fait une sorte de péréquation entre nos opérations. Cette martingale nous est propre, permise par l'étendue de notre territoire d'intervention. Cela nous permet, d'un côté, de replacer les territoires fracturés sur le marché de l'immobilier, et de l'autre, d'introduire de l'innovation sociale sur les territoires plus nantis.

Pour construire plus durable et intelligent, quelle est pour vous la bonne échelle d'intervention ?

Les grandes opérations ville nouvelle sont finies, mais la ville intelligente a quand même besoin d'une certaine échelle; la ville énergétique, la ville environnementale, la ville connectée ou mobile a besoin d'une échelle un peu conséquente. C'est évidemment tellement plus confortable pour certains d'avoir une réflexion très micro, avec « le petit projet qui sort bien », et ne pas se poser la question des services, des mobilités, des smart grids ou des conciergeries, sous prétexte qu'il n'y a pas de modèle. Et de penser que, lorsqu'on fait 400 logements neufs, on ne s'occupe ni de géothermie ni de l'école ni de numérisation ou de mutualisation de chantiers. La bonne échelle, elle est différente partout, mais on doit la chercher partout. C'est l'aspect passionnant de notre métier.

C'est une question d'agilité d'esprit plus que d'échelle?

Bien sûr qu'il faut être agile. Il faut savoir se laisser des espaces d'innovation et de pragmatisme, ne pas trop se contraindre avec des règles ou des cadres trop rigides. Ne vous méprenez pas : je ne suis pas contre les règles. Les bornes sont utiles mais ne doivent pas être contreproductives. Le label écoquartier, par exemple, c'est formidable pour l'incitation. Mais il faut faire attention à ne pas trop le « rigidifier ». Ces écoquartiers, s'ils ont un caractère normatif trop fort, ne seront plus des écoquartiers. Le propre de leur mode de production est d'associer les habitants et de s'extraire des normes, et on ne peut pas brider la liberté des gens. Bedzed à Londres, Vauban à Fribourg ou Bo01 à Malmö, aucun de ces écoquartiers qui ont ouvert la voie à la ville durable n'aurait été possible s'il avait été précédé d'une définition systémiste.

L'aménageur public doit s'adapter à chaque cas ?

Oui, car le même effort peut se traduire dans des modèles totalement différents. A l'extrême, le meilleur modèle est assez opportuniste. Il se fait en fonction de l'agrégation d'aspirations, de demandes, de contraintes et d'acteurs contradictoires comme complémentaires. L'approche systémique à la française, celle du cadre préalable, notre management des moyens devraient peut-être céder un peu le pas à la culture de l'objectif. La question, c'est comment faire, c'est celle du tour de table. Je ne parle pas simplement d'une approche financière et économique, mais d'abord d'une approche de compétences et de culture. Qui met-on autour de la table pour que nos villes deviennent plus durables, plus connectées, plus intelligentes ? Et au nom de quoi en exclure quiconque ?

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