Thierry Grégoire, adhérent de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), ne décolère pas. Ce patron toulousain du groupe NT Hôtel Gallery, de 5 hôtels et de 2 restaurants, n'apprécie guère ce qu'il appelle « un diktat gouvernemental ». Mardi, sa fédération professionnelle est attendue chez Elisabeth Borne, la ministre du Travail, pour évoquer les salaires : « Le gouvernement n'a pas à nous imposer l'obligation d'ouvrir une négociation sur ce sujet. Encore moins le calendrier. Surtout qu'il ne le fait que parce que le processus électoral est enclenché. Ce mélange des genres est insupportable », s'insurge-t-il.
Pour le gouvernement, les entreprises doivent faire des efforts. Avec le "quoi qu'il en coûte", et les nombreuses aides versées, elles ont - globalement- pu maintenir leurs marges. Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie, le répète d'ailleurs à loisir en cette rentrée : « La bonne croissance - plus de 6% - doit profiter à tout le monde. Il faut une meilleure rémunération pour ceux qui ont les revenus les plus faibles ». Et de cibler ces salariés de la deuxième ligne, qui ont fait fonctionner le pays pendant les confinements. « Il faut savoir les remercier », assure le locataire de Bercy.
Ils réclament leur part du gâteau
Les premiers concernés ne disent pas autre chose. Ils réclament leur part du gâteau. Ainsi, les employés de la filière HCR - hôtellerie, commerce, restauration- ont demandé au ministère du Travail, via leurs secrétaires fédéraux de la CGT et FO, syndicats majoritaires de la filière, la tenue d'une commission paritaire permanente de négociation. Avec au menu des revendications : l'instauration d'un treizième mois, d'une prime de coupure, pour compenser le temps perdu entre les services...
D'autres secteurs pointés du doigt par l'exécutif n'ont pas attendu. Dans la sécurité, un chantier de revalorisation des rémunérations, comprenant une refonte de la grille salariale a été lancé.
Dans la propreté, qui emploie un demi-million de personnes, un accord a été trouvé la semaine dernière : le salaire horaire de base passera ainsi de 10,56 euros à 10,73 euros, soit 17 centimes de plus pour un temps plein. La prime annuelle sera portée à 225 euros - soit 50 euros de plus-, et celle de transport augmentera de 9 %. Signé par FO et la CGT, cet accord de branche a toutefois été rejeté par la CFDT qui le juge « indécent ».
Car le salaire de base ne sera revalorisé que de 1,6 %, soit en dessous de l'inflation, qui devrait dépasser les 2 % en octobre.
"Ce n'est pas pertinent de s'arrêter au niveau de la branche"
Si le patronat est sous pression, il s'étonne toutefois de cette remise en avant « express » de la branche professionnelle. Ce gouvernement n'était-il pas le premier en 2017, lors de l'instauration des ordonnances à valoriser la négociation au niveau des entreprises ? « On ne comprend pas bien... Surtout qu'au sein d'un même secteur, il y a de grandes disparités entre les sociétés après cette crise, confie Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF. La situation n'est pas la même entre un hôtel parisien, privé de sa clientèle internationale, et celle d'un patron en Occitanie, qui a connu une très belle saison estivale ! Ce n'est pas très pertinent de s'arrêter au niveau de la branche ».
Dans la grande distribution, cette injonction fait bondir. Après les ordonnances de 2017, l'extension à toutes les entreprises du secteur a été maintenue pour les salaires, mais retoquée pour le treizième mois et les 5 % de paiements de temps de pause conventionnels inscrits dans l'accord de 2018. Soit environ 14 % du Smic. La fédération du commerce de détail avait pourtant réussi à signer avec tous les syndicats, sauf la CGT. Devant le refus par le ministère du Travail, patronat et centrales du secteur ont décidé, ensemble, de porter l'affaire devant le conseil d'Etat. Après une audition la semaine dernière, le jugement sera rendu le 20 septembre, mais si la haute juridiction donne raison à l'Etat, les salariés pourraient perdre une partie de leur rémunération. Il n'y aura plus aucune obligation contraignante pour les entreprises de verser la prime de fin d'année ni de payer les temps de pause.
La pilule est d'autant plus amère à avaler, qu'au-delà de ce litige, le secteur estime avoir été responsable. Ainsi, Jacques Creyssel, le délégué général de la fédération patronale - la FCD - rappelle que la plupart des grandes enseignes comme Carrefour... ont joué le jeu de la prime Macron : « On ne peut pas nous accuser d'avoir rien fait pour le pouvoir d'achat des salariés, nous étions les premiers à les récompenser ».
Il n'empêche, dans un contexte de reprise, le gouvernement est d'autant plus volontariste qu'il lie la question du salaire à celle du manque de main-d'œuvre. Alors que Pôle emploi affiche presque quotidiennement un million d'offres, l'exécutif accuse les patrons de ne pas savoir attirer les candidats.
Un raisonnement simpliste
Un raisonnement simpliste pour de nombreux employeurs. Il ne suffit pas à régler les pénuries de compétences. Preuve en est, depuis des années, par exemple, les métiers de bouche sont désertés, malgré des salaires de 10% à 20% supérieurs au marché.
« Une des clefs est la formation. Mais l'Éducation nationale ne veut pas en entendre parler : on oriente encore largement les jeunes vers nos métiers par défaut », peste Thierry Grégoire de l'UMIH. Et d'avancer les chiffres : « Sur les 43.000 apprentis que nous avions en 2019, avant la crise, 30 % ont quitté la branche prématurément, car ils avaient été mis là, faute de mieux... »
Après cette crise, salariés et employeurs s'accordent, toutefois, sur un point d'amélioration : les conditions de travail. Si quelque 150.000 personnes ont quitté le secteur de la restauration, c'est aussi parce qu'elles n'en peuvent plus de travailler le soir, le week-end... Les entreprises de restauration collective comme Elior ou Sodexo peuvent en témoigner. Elles font le plein. Les plongeurs, serveurs, cuisiniers des établissements de « ville » frappent à leurs portes, attirés par des horaires en journées, la semaine, en CDI... bien plus que par les salaires.
Faute de bras, le rapport de forces entre les travailleurs et employeurs va-t-il s'inverser ? « Tout dépend des profils, répond François Asselin, le président de la CPME, également chef d'entreprise dans le bâtiment. Pour les charpentiers et menuisiers, métiers déjà en tension avant la crise, si vous ne les augmentez pas maintenant, oui, il y a un vrai risque de les voir partir à la concurrence ! ».
Mais, ce sont sur quelques emplois pointus et souvent très qualifiés - logisticiens, data scientist, ingénieurs... - que les actifs peuvent espérer être en position de force. Pour le reste, il faudra patienter. « C'est une erreur de faire croire que tout le monde profitera de ces augmentations, met en garde l'économiste Stéphanie Villers. La croissance est là, mais reste fragile, dans une économie encore largement sous perfusion. Avec 600.000 personnes encore en chômage partiel, le marché de l'emploi ne va pas se retourner d'un coup d'un seul, c'est dangereux de laisser les gens espérer. »
Certes, avec la reprise économique, la plupart des entreprises devraient octroyer des hausses l'an prochain, mais elles iront rarement au-delà de 1,6% voire 1,8%. A les entendre, impossible de faire mieux étant donné le manque de visibilité sur la situation sanitaire et économique. Surtout à un moment où le quoi qu'il en coûte promet de s'étioler, où la situation internationale reste incertaine, et où les pénuries de matériaux - bois, cuivre, blé, papier... - réduisent leurs marges.
D'autres solutions de gratification
Aussi, dans ce contexte, plus que les augmentations générales, les employeurs cherchent à mettre en place d'autres solutions de gratification. Axa vient par exemple d'accorder deux jours de vacances supplémentaires à ses équipes. Encouragés par le gouvernement, les groupes regardent aussi de près les systèmes d'intéressement ou de participation.
Car ils doivent aussi répondre aux revendications salariales des cadres. Alors même que la majorité a réussi à maintenir son pouvoir d'achat pendant cette crise. « Mais, ces demandes s'accompagnent souvent du maintien d'une certaine autonomie, qui passe par la possibilité de télétravailler, de se recentrer sur certaines missions plus essentielles à leurs yeux, constate Benoît Serres, vice-président de l'association nationale des DRH (ANDRH) et DRH de l'Oréal. Après les confinements, beaucoup ont déménagé en dehors des grandes métropoles, ou envisagent de le faire... Ils refusent d'être dirigés comme avant. Un vrai casse-tête pour le management.»
Enfin, cadres ou non cadres, si hausses de salaire se produisent, elles risquent d'être répercutées sur le consommateur. « Il faut s'attendre à des augmentations de prix », prévient déjà Geoffroy Roux de Bézieux. De quoi alimenter des tensions sociales. Ce que précisément, le gouvernement souhaite éviter en cette rentrée.