Bruno Le Maire : "La fusion Alstom-Siemens aurait permis d'investir massivement" - 1/5

Par Propos recueillis par Delphine Cuny, Philippe Mabille et Grégoire Normand  |   |  1686  mots
Le ministre de l'Économie et des Finances Bruno Le Maire. (Crédits : TT News Agency)
ENTRETIEN. Le ministre de l'Économie et des Finances prépare avec Berlin la riposte après le rejet de la fusion Alstom-Siemens. Et veut accélérer la création d'un « Airbus des batteries ». Extrait de l'entretien avec Bruno Le Maire publié dans La Tribune Hebdo du 15 février 2019.

LA TRIBUNE - La crise des « gilets jaunes » perdure chaque samedi depuis la première manifestation du 17  novembre. Comment expliquer ce mouvement social, inédit depuis 1968 ?

BRUNO LE MAIRE - Ce qui se passe avec les « gilets jaunes » n'est que la manifestation française d'un phénomène mondial de crise de la représentation politique, qui touche toutes les démocraties occidentales. Les peuples réclament plus de pouvoir dans les prises de décision. Le Brexit en Grande-Bretagne, l'élection de Donald Trump aux États-Unis, la montée de l'extrême droite en Allemagne, l'alliance entre la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles en  Italie : la séquence est partout la même et il faut être naïf et aveugle pour ne pas comprendre que ce qui est en jeu, c'est rien moins que la survie de nos démocraties. Soit nos systèmes politiques redonnent plus régulièrement la parole au peuple, en les associant aux décisions, soit rien ne change et cela ira de mal en pis.

Avant de présenter le projet de loi Pacte [Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises, ndlr], j'ai pris quatre mois pour discuter et écouter les Français et les chefs d'entreprise. Si les choses se sont bien passées à l'Assemblée nationale, c'est pour cela. Quand un texte est en discussion au Parlement, qui nous empêche d'ouvrir un droit d'amendement aux citoyens, avec des règles de représentativité, bien sûr ? Je suis convaincu que nos démocraties doivent changer si elles ne veulent pas être balayées.

C'est la même chose pour le capitalisme, lui aussi mis en cause. Refonder le capitalisme est une urgence absolue. J'ai toujours considéré que les crises étaient des moments pour se réinventer. La mauvaise attitude, c'est de se crisper, de s'accrocher à l'ancien monde comme à des branches mortes qui seront balayées par des vents mauvais. La meilleure solution est de se projeter plus loin en avant.

Dans trois mois se tiendront les élections européennes, que les partis nationalistes pourraient remporter. De quelle manière faire à nouveau aimer l'Europe ?

En convaincant les Européens que l'Europe est le grand défi des vingt-cinq prochaines années sur le plan politique. Regardons les réalités internationales en face. D'un côté, nous avons un partenaire qui dit « America First » et veut affaiblir l'Europe avec des tarifs commerciaux. De l'autre, avec les nouvelles « routes de la soie », la Chine s'est dotée d'une stratégie mondiale de puissance économique et technologique. Elle obtient des résultats spectaculaires et rapides, de la conquête de la face cachée de la Lune en passant par des investissements massifs dans l'intelligence artificielle et la naissance de géants industriels, dans tous les secteurs.

Face à ce nouvel état de la planète, l'Europe a des atouts. Les Européens et les Français doivent en prendre conscience. Nous sommes le premier marché commercial de la planète. Nous sommes un continent prospère. Nous avons des siècles d'innovation derrière nous et devant nous. Nous avons un capital technologique considérable et des entreprises puissantes dans des secteurs qui vont de l'aéronautique à l'automobile, en passant par le spatial. Nos standards deviennent des standards mondiaux. L'Europe doit prendre conscience de sa force économique. Le Brexit démontre que l'accès au marché unique est un privilège considérable et que le quitter a un coût exorbitant.

Certaines évolutions vont dans le bon sens. L'Europe sort de l'âge de l'innocence pour gagner en maturité. Elle a été capable de réagir de manière rapide et unie aux sanctions commerciales américaines. Elle a imposé des amendes à des géants industriels qui ne respectaient pas les règles internationales, comme Google. L'Europe a adopté un règlement sur le contrôle des investissements étrangers, tirant les leçons de certains rachats de technologies très sensibles, comme le fabricant de robots allemand Kuka par la Chine. L'Europe a enfin compris qu'elle doit protéger ses technologies, qui lui ont demandé des décennies de recherche, des milliards d'euros d'investissement et beaucoup de matière grise.

L'Europe a aussi été capable, à la suite des sanctions extraterritoriales américaines sur l'Iran, de mettre en place un SPV, une institution financière dédiée qui lui permettra de garantir des transactions avec ce pays en dehors des circuits financiers américains. C'est une pierre symbolique mais le symbole est fort et marque l'ébauche d'une vraie souveraineté financière européenne. C'est une fierté pour nous que ce véhicule spécial soit localisé à Bercy.

Mais nous devons faire plus. Nous devons rassembler davantage nos forces pour investir, innover, créer des champions industriels en mesure de tenir tête à la Chine et aux États-Unis. Si nous nous livrons à une compétition mortelle entre Européens, nous échouerons. Nous sommes aussi encore trop divisés entre États européens sur l'attitude à adopter face à la Chine. Nous voulons que la Chine soit un grand partenaire commercial de l'Europe mais la Chine doit respecter les mêmes règles d'accès aux marchés publics que nous. Ce sera un des sujets que nous mettrons en avant pendant la présidence française du G7 Finances.

La Commission européenne vient de rejeter la fusion entre Alstom et Siemens. C'est un symbole d'une Europe qui ne sait pas ce qu'elle veut ?

Cette décision est une erreur économique et une faute politique. La fusion entre Alstom et Siemens aurait permis de dégager les moyens financiers nécessaires pour investir massivement dans la signalisation. C'est ce qui fera la différence dans la compétition ferroviaire, et cela demande des milliards d'euros d'investissements. Cette décision est un cadeau à la Chine. Je préférerais que les décisions européennes soient des cadeaux à l'Europe.

En termes de droit de la concurrence, nous appliquons des règles obsolètes. Prendre encore comme marché pertinent l'Europe, alors que nous savons tous que la concurrence se joue désormais à l'échelle du monde, n'est plus acceptable. Je comprends que la Commission européenne puisse être bloquée par les règles juridiques mais c'est bien la preuve qu'il faut les modifier. Il faut les refonder pour les adapter à la nouvelle réalité mondiale, à l'émergence de champions industriels et de révolutions technologiques qui transforment les réalités économiques de la planète. La France fera avec l'Allemagne des propositions très concrètes en ce sens dans les prochains mois.

La politique industrielle européenne doit être aussi ambitieuse que sa politique de la concurrence. Nous porterons ces sujets pendant la campagne européenne, pour dire qu'il est temps de changer l'Europe.

Sur la politique industrielle, l'usine Ford près de Bordeaux est en danger. Qu'allez-vous faire ? Nationaliser le site ?

On ne laisse pas tomber une usine sans avoir tout essayé pour la sauver, car quand une usine ferme, c'est beaucoup plus difficile de la faire rouvrir. Je crois que l'innovation et l'investissement sont les clés stratégiques du succès français. Mais je considère que l'État a un rôle à jouer dans l'économie. Ce rôle n'est pas de diriger à la place du chef d'entreprise, qui sait le faire beaucoup mieux. Le rôle de l'État est de protéger les plus faibles, de défendre l'ordre public économique et de dire que, lorsqu'il y a un outil de production neuf qui a demandé beaucoup d'investissements, il ne faut pas le gâcher en mettant la clé sous la porte. Ce ne serait pas responsable.

Ford veut partir de France et d'Europe. Pour le site de Blanquefort, il y a un repreneur qui s'appelle Punch. À lui de nous montrer qu'il a un carnet de commandes suffisamment rempli pour faire fonctionner l'usine. Si Punch prouve que son offre est solide, l'État pourra si nécessaire racheter momentanément le site pour faire la jonction et assurer la transition. Il ne s'agit pas de nationaliser : l'État n'a pas vocation à fabriquer des boîtes de vitesses.

En ce qui concerne les transformations du secteur automobile, comment organiser l'« Airbus des batteries » que vous appelez de vos vœux ?

Nous avons commencé avec mon homologue allemand Peter Altmaier à travailler sur une filière de batterie électrique franco-allemande. Nous voulons également coopérer sur l'in­telligence artificielle. Cela est prévu dans le traité d'Aix-la-Chapelle. Sur tous les sujets d'innovation de rupture, il est temps de rassembler les forces européennes.

Une batterie représente aujourd'hui le tiers du prix d'une voiture électrique et demain cela sera peut-être la moitié. Qui va laisser tomber la moitié de la valeur d'un produit européen aux fournisseurs asiatiques, qui sont actuellement dominants ? Comment garantir l'avenir de l'industrie automobile en Europe sans cela ? Derrière il y a des usines et des milliers d'emplois en jeu. Chacun des acteurs de la filière en a pris conscience.

Cela suppose des investissements. Qui va les porter ?

En matière de batteries, nous avons pris du retard, mais ce retard peut être rattrapé si les industriels de l'automobile et de l'énergie allemands et français associent leurs forces, comme Total avec Saft. Je rencontrerai à nouveau Peter Altmaier dans quelques jours à Berlin, pour avancer : avec un soutien financier de l'Union européenne, nous pouvons créer une filière européenne souveraine et indépendante de la batterie du futur en quelques mois.

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RESERVE AUX ABONNES  : retrouvez ci-dessous la suite de l'entretien avec Bruno Le Maire

2/5 - "Nous mettrons à jour en avril nos prévisions de croissance pour 2019"

3/5 - "Sur ADP, ne pas renouveler les erreurs commises lors de la cession des autoroutes"

4/5 - "Taxe Gafa : on ne pourra pas financer les services publics avec la fiscalité du XXe siècle"

5/5 - "Mon ambition est que la France soit leader dans les Fintech"

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Une version intégrale est disponible dans La Tribune hebdo disponible à partir du vendredi 15 février

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