Comment l'amour 2.0 ravive les sentiments

LA CHRONIQUE DES LIVRES ET DES IDÉES. Les applications de rencontres comme Tinder, le polyamour, la multiplication de divorces, la GPA, la MPA, vont-ils détruire la famille, le couple et les sentiments en transformant l'amour en marchandise à consommer pour l'individu ? L'économiste et essayiste Nicolas Bouzou a mené l'enquête et assure qu'au contraire les nouvelles possibilités offertes par la technologie favoriseront le sentiment amoureux qui a toujours habité l'être humain.
Robert Jules
Le succès mondial de Tinder, l'appli aux 200 millions d'utilisateurs, effare les pourfendeurs de la marchandisation de la rencontre et des corps. A tort selon l'économiste Nicolas Bouzou.
Le succès mondial de Tinder, l'appli aux 200 millions d'utilisateurs, effare les pourfendeurs de la marchandisation de la rencontre et des corps. A tort selon l'économiste Nicolas Bouzou. (Crédits : Mike Blake)

« Il faut que tout change pour que rien ne change. » La célèbre réplique du jeune Tancrède au vieux prince Salinas dans le film le Guépard de Visconti, adapté du livre de Lampédusa, aurait largement pu figurer en sous-titre de l'essai de Nicolas Bouzou, L'amour augmenté, nos enfants et nos amours au XXIe siècle (éd. de L'Observatoire) (*). L'idée de ce livre ne lui est pas venue au cours d'un bal sous des lustres en cristal comme celui qui sert de décor au jeune tigre Tancrède, mais au cours d'un dîner de quarantenaires en banlieue parisienne. Une bande d'amis du collège qui sont retrouvés par Facebook. C'est par le biais de cet ancrage hyper contemporain et les témoignages de ses anciens camarades de collège, Thomas, Sophie et Charlotte et les autres, sur leurs vies amoureuses, leurs séparations, leurs désirs et leurs peurs, que l'auteur prend alors conscience qu'il est le seul parmi ces célibataires, remariés, pacsés, sans-enfants, à « encore » former un couple « traditionnel » marié avec enfants depuis quinze ans. Exception, anomalie, hasard, chance ?

Un secteur économique à part entière

C'est en partie pour tenter de lever l'énigme de son statut de survivant anachronique de « l'ancien monde » que l'économiste, maniant avec virtuosité les idées et les données chiffrées, va convoquer la sociologie, la philosophie et la démographie pour nous parler d'amour. Le vrai, l'unique, au temps de Tinder, et du marché de la rencontre en ligne, devenu « un secteur économique à part entière ». Mais aussi du couple, de la fidélité et de la famille à l'épreuve de la PMA, de la GPA.

Cover livre Nicoles Bouzou

Ni technophile aveuglé, ni optimiste forcené, Nicolas Bouzou, qui n'édulcore rien du bouleversement que ces nouvelles technologies opèrent dans les relations amoureuses contemporaines - car oui le célibat progresse, et oui, le couple est plus instable -, refuse d'y voir « un inéluctable signe du déclin de l'Occident » ou une menace d'un ordre social auquel il se dit lui-même attaché. C'est parce que « le sujet de l'amour et de la famille mérite mieux qu'un conservatisme apeuré », qu'il refuse de laisser le monopole de la critique de ces nouveaux paradigmes sociétaux aux intellectuels grincheux et aux conservateurs de tout poil, obsédés par un effondrisme supposé, que l'essayiste se livre à cette passionnante analyse de notions et exégèse du capitalisme de l'hyperchoix.

Enfants du capitalisme

En bon libéral, mais aussi en héritier des Lumières, il entreprend de démystifier les biais idéologiques et liberticides de l'anticapitalisme primaire à l'œuvre chez les pourfendeurs de la marchandisation de la rencontre et des corps - que le succès mondial de Tinder, l'appli aux 200 millions d'utilisateurs, effare -, mais aussi de mettre à jour comment la société de marché généralisé porte en elle « le germe de la société infidèle d'hyperchoix ». Certes, nous serions les enfants gâtés du capitalisme, zappeurs impénitents et intolérants à la frustration, mais encore faut-il comprendre comment et pourquoi. Tinder ou Match sont des accélérateurs de rencontres, mais aussi de possibles. Et les statistiques, aux Etats-Unis ou en Europe, prouvent, n'en déplaise aux défenseurs de la fameuse « rencontre » romantique aussi passéiste que fantasmée, que l'amour est désormais enfant du numérique.

C'est d'ailleurs avec un malin plaisir que Nicolas Bouzou rappelle à ceux que « la privatisation de la rencontre » choque que « l'intermédiation des rencontres ne date pas d'hier », et que l'entrée en boîte de nuit, le bal musette et autres contextes de la rencontre amoureuse ont toujours été payants... De façon plus générale, et toujours sans dramatiser outre mesure notre situation, il examine aussi, lucidement, comment l'accès en illimité aux plaisirs de la consommation sous toutes ces formes, culturelles ou matérielles, accessibles via le streaming, Amazon ou Netflix, conditionne notre rapport au monde et aux autres.

Nicolas Bouzou

Mais loin de façonner des monstres d'égoïsme addicts à la dopamine et à eux-mêmes, la société liquide théorisée par le sociologue Zygmunt Bauman - qui se caractérise par « un relâchement des liens sociaux et la dissolution des cadres contraignants », - dans laquelle nous baignons tous, ne conduit pas à la déréliction généralisée, mais au contraire, nous pousse plus que jamais à ériger « le couple fidèle et durable comme un idéal-type ». Idem, pour la famille, qui reste, sous toutes ses formes, un modèle indépassable, et n'est en rien menacée par la PMA et la GPA, même si des règles juridiques doivent encadrées ces nouvelles possibilités. Fondées sur l'amour et le projet, les nouvelles formes de parentalité, en permettant à ceux qui en sont biologiquement empêchés de concevoir des enfants, est une augmentation de notre puissance d'agir et d'être heureux.

Trois travers

Au terme de son enquête, Nicolas Bouzou relève trois travers qui caractérisent l'opinion courante. Le premier consiste à idéaliser le passé, le fameux « c'était mieux avant », qui traduit davantage la nostalgie de notre jeunesse passée et qui ne reviendra plus. Le deuxième est « d'imaginer qu'il existe une éthique de la nature », considérant que si c'est naturel c'est nécessairement bon contrairement à l'artificiel. Enfin, le troisième travers juge que « là où se crée un marché, les nobles sentiments s'effacent », bref, toute marchandisation détruit ce qu'il y a de bon dans l'être humain. Ces biais, comme disent les psychologues, sont tellement ancrés en nous qu'ils façonnent notre façon de voir le monde. Or ce n'est qu'en procédant à une vérification empirique que l'on peut réduire nos préjugés.

Avec un tel ouvrage, Nicolas Bouzou s'inscrit dans ce courant que le journal britannique « The Guardian » a qualifié de « nouveaux optimistes » parmi lesquels on compte notamment le linguiste Steven Pinker, l'historien des idées Johan Norberg, le médecin Hans Rosling ou encore l'économiste Angus Deaton auxquels on pourrait joindre le philosophe français Michel Serres. Comme tout étiquette, elle est trompeuse. Car ces penseurs, loin d'être béats d'optimisme devant le monde dont ils ne nient ni les difficultés ni les malheurs, veulent d'abord montrer que les conditions de nos vies matérielles n'ont jamais été aussi bonnes comparées à celles qu'ont connu nos aïeux. Et que loin de limiter notre puissance d'agir, la technologie peut l'augmenter. C'est ce que montre avec brio Nicolas Bouzou en matière d'amour.

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(*) Nicolas Bouzou « L'amour augmenté. Nos enfants et nos amours au XXIe siècle », éditions de l'Observatoire, 158 pages, 16 euros.

Robert Jules
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