« Si toute la France se portait comme Cherbourg, le pays serait dans une forme éblouissante ». Ce n'est pas un édile normand qui s'exprime en ces termes mais l'économiste Laurent Davezies que l'on a connu moins enthousiaste. Le titulaire de la chaire « économie et développement territorial » au CNAM l'affirme sur la foi d'une étude qui lui a été commandée par l'exécutif de l'agglomération : « Cherbourg est championne de France de la création d'emplois industriels ». Pourtant réputé pour ses diagnostics sans concession, l'intéressé avoue avoir été lui-même surpris par ses résultats. « Bien que je ne sois pas un perdreau de l'année, j'en suis resté baba », confie t-il d'emblée à La Tribune.
Il faut dire que les statistiques compilées dans cette étude titrée « Cherbourg, le Toulouse normand ? » renvoient une image de la pointe Nord du Cotentin aux antipodes des clichés plus ou moins flatteurs qui lui sont accolés. Lesquels oscillent au choix entre les paysages grandioses de carte postale et la poubelle nucléaire -du fait de la présence de l'usine de La Hague. Les chiffres décrivent, au contraire, une agglomération dont la santé économique n'a pas grand-chose à envier à celle de métropoles qui prennent davantage la lumière.
Du vent dans les voiles
Ainsi, apprend-on que sur les cent premières aires urbaines de plus de 100.000 habitants, le poumon économique de la Manche ne pointe qu'à la 68ème place en terme démographique, mais qu'il s'est hissé sur la septième marche du podium pour la croissance de l'emploi salarié privé à partir du milieu des années 2010. « A aucun moment sur cette période, la zone d'emploi de Cherbourg n'a fait moins bien que celles de Toulouse et de Nantes considérées comme les championnes officielles de la dynamique de l'emploi », indique l'auteur de l'étude dans ses commentaires.
Si l'on zoome sur la variation de l'emploi industriel, le finistère normand crève tous les plafonds porté, il est vrai, par la présence d'employeurs de premier plan comme Naval Group, les CMN, EDF, Framatome, Orano ou LM Wind. L'agglomération de Cherbourg arrive en pole position des grandes aires urbaines avec une hausse de 30% du nombre de ses emplois manufacturiers entre 2016 et 2022. La poussée tutoie même 74% (!) pour la seule ville centre de Cherbourg, première bénéficiaire de cette embellie. De quoi distancer largement ses suivantes.
Dans le même temps, les zones d'emplois de Toulouse et Nantes ont connu des augmentations respectives de 8% et 11%, nous signale l'étude. Quant aux « voisines » de Rouen, du Havre et de Caen, elles ont vu stagner leurs cohortes de cols bleus sur cette période.
Fortunes et infortunes
La dynamique industrielle cherbourgeoise a eu un autre effet vertueux, celui d'enrichir sa population. Sa zone d'emploi est la seule parmi les grandes conurbations normandes où le revenu par tête n'a cessé de progresser au cours des deux dernières décennies. Aujourd'hui, la part des foyers fiscaux soumis à l'impôt est supérieur de cinq points à la moyenne nationale. Le même écart se retrouve dans le poids des pensions de retraite dans les revenus (façon de rappeler qu'il n'y a pas que le travail qui rapporte).
Mais la médaille a son revers. La démographie chancelante de la pointe du Cotentin, comme d'ailleurs celle du Département de la Manche dans son entier, peut faire craindre un retour de bâton. Et ce alors même que les grands industriels de la place « anticipent 8.000 créations de postes d'ici 2030 », comme le rappellent les services de l'agglomération.
Malgré la vigueur du marché du travail, ce territoire du « bout du monde » situé à l'écart des lignes à grande vitesse peine à attirer suffisamment de nouveaux habitants. En atteste le recul de 0,6 % de la population pointé par l'Insee dans sa dernière livraison. « Gagner en attractivité sera l'enjeu clé des prochaines années », en conclut Laurent Davezies.