Loi travail : le texte du Sénat anticipe ce que ferait la droite en 2017

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1507  mots
La majorité sénatoriale de droite compte profondément réécrire le projet de loi Travail. Ceci préfigure ce que serait le programme de la droite en 2017 si elle revenait aux affaires.
Fin des 35 heures, plafonds aux prud'hommes, licenciements économiques simplifiés... Les sénateurs "Les Républicains" vont considérablement durcir le projet de loi Travail... dans le sens du programme de leurs candidats à la primaire. Un épouvantail à agiter par Manuel Valls face aux opposants au texte El Khomri.

Et si, à son corps défendant, le Sénat devenait l'allié objectif du gouvernement dans son mano à mano avec les opposants au projet de loi Travail? La Haute Assemblée, majoritairement de droite, s'apprête en effet à examiner à son tour ce très controversé texte à compter du 13 juin. Déjà quatre cents amendements ont été adoptés par la commission des affaires sociales.

Et, c'est le moins que l'on puisse dire, ils tendent à considérablement "durcir" le texte, allant même beaucoup plus loin dans la réforme du code du travail que ce que proposait la première version du projet gouvernemental, avant que Manuel Valls décide de "l'adoucir" à la mi mars. Les syndicats en guerre contre l'actuel projet El Khomri auront intérêt à bien lire  - c'est en tout cas le souhait du premier ministre - le projet de loi tel qu'il sortira du Sénat fin juin. En effet, si cette version sénatoriale de réforme du code du travail n'a aucune chance d'être reprise et adoptée par l'Assemblée nationale en juillet, en revanche, elle préfigure assez exactement ce qu'une majorité de droite déciderait si elle revenait aux affaires en 2017 à la suite de l'élection présidentielle et, surtout, des élections législatives.

D'ailleurs, Gérard Larcher, président "Les Républicains" (LR) du Sénat avait été très clair en déclarant: "On va revenir a minima à la version initiale de la loi El Khomri (...). La première version nous allait très bien". Revue de détails

Le fameux article 2, qui donne la primauté à l'accord d'entreprise sur l'accord de branche en matière de temps de travail serait conservé par les sénateurs. "Nous conservons la philosophie de l'article 2 car nous sommes à l'origine de cette philosophie", explique Jean-Baptiste Lemoyne (LR), l'un des rapporteurs du texte au Sénat.

La fin de la durée légale de 35 heures

Il n'empêche qu'un amendement propose pas moins de supprimer la référence aux 35 heures comme durée légale du travail hebdomadaire, c'est-à-dire le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. De fait, cet amendement prévoit que  "la durée de référence du travail effectif des salariés est fixée par accord collectif ».

"Cela veut dire qu'une branche ou une entreprise pourra dire que sa durée de référence est de 37 heures ou 34 heures. (...) Chaque branche ou entreprise arrête sa durée de référence qui est pris en compte pour le déclenchement des heures supplémentaires » explique Jean-Baptiste Lemoyne. Mais, en l'absence d'accord de branche ou d'entreprise fixant une durée de référence, l'amendement prévoit qu'une disposition supplétive s'appliquerait fixant la durée de référence du travail à 39 heures hebdomadaires ou 1790 heures en cas d'annualisation du temps de travail.. C'est exactement ce que prévoit le programme d'Alain Juppé en la matière.

Concernant le taux de bonification des heures supplémentaires, le Sénat conserverait, a priori, les règles actuellement en vigueur. Le taux de majoration des heures supplémentaires resterait de droit de 25% mais un accord collectif pourra le fixer entre 10 et 25%. Reste pour le Sénat à trancher si un un accord d'entreprise pourrait proposer un taux de bonification inférieur à celui prévu par un accord de branche... C'est toute la question.

Un plafond pour les dommages et intérêts accordés par les prud'hommes

"On réintroduit le plafond aux prud'hommes car il y a un besoin de lisibilité et de sécurité. Il y a des entreprises qui peuvent se trouver le couteau sous la gorge car elles doivent débourser 15 ou 20.000 euros. Il faut essayer de lever les freins psychologiques à l'embauche en CDI" estime le rapporteur. Le texte sénatorial reviendrait ainsi sur ce point à la première version du projet de loi El Khomri qui prévoyait, en effet, un plafond pour les indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif. Mais, notamment à la demande de la CFDT, ce plafond avait finalement "sauté" dans la seconde version du texte.

C'est un point qui cristallise tous les débats. Pourtant, il est extrêmement rare que les conseils de prud'hommes accordent des indemnités supérieures à huit ou neuf mois de salaire. En réalité, pour les praticiens du droit habitués à la justice prud'homale, le vrai débat porte davantage sur le fait de savoir si les planchers des indemnités prud'homales prévus par le code du travail seraient conservés. Dans la première mouture du projet El Khomri, ces minima avaient sauté...

Doublement des seuils sociaux

Plusieurs amendements de sénateurs "Les Républicains" tendent à doubler les actuels seuils sociaux. Ainsi, la mise en place de délégués du personnel ne pourrait se faire que lorsque qu'une entreprise dépasse les vingt salariés, contre dix aujourd'hui. Idem pour le comité d'entreprise et les délégués syndicaux qui pourrait être institués dans les entreprises dépassant cent  salariés, contre cinquante actuellement...

A noter, disposition un peu oubliée, que la loi Rebsamen de l'été 2015 sur le dialogue social a déjà "gelé" pour trois ans les conséquences pour une entreprise du franchissement d'un seuil social.

Périmètre d'appréciation de la validité des licenciements économiques

C'est un autre point dur du projet de loi travail actuel. A quel niveau apprécier la "santé" économique d'une entreprise française qui appartient à un groupe international? Au niveau national, ou en tenant aussi compte de la situation des autres filiales présentes à l'étranger ? Les sénateurs veulent revenir à la version initiale du texte qui prévoyait de se limiter au seul périmètre national. Mais après le passage du texte en commission des affaires sociales à l'Assemblée nationale, le gouvernement avait finalement fait machine arrière en revenant aux dispositions actuelles du code du travail: c'est le périmètre international qui doit compter. Et ce pour éviter les situations ou une filiale française est artificiellement "chargée". Un cas de figure rare mais très symbolique.

A noter que les sénateurs défendent le principe des accords dits "offensifs" qui permettent pendant un temps donné d'augmenter le temps de travail sans augmentation pour permettre à une entreprise de remporter un nouveau marché, par exemple.

Référendum d'entreprise dans les PME

Là aussi, il s'agit de l'un des points les plus controversés de la loi. Les sénateurs souhaitent que dans les entreprises de moins de 50 salariés, il y ait une instance représentative du personnel avec laquelle l'employeur puisse négocier. A défaut, le chef d'entreprise pourrait valider un accord, sur sa proposition, après consultation des salariés et validation par une majorité des deux tiers.

Si l'on comprend bien les sénateurs "LR", les syndicats n'auraient plus le monopole de la négociation collective dans les entreprises. Cette négociation pourrait se faire avec le comité d'entreprise (s'il existe, puisque les même sénateurs "LR" veulent également remonter le seuil pour son existence) ou avec les délégués du personnel. le mandatement syndical ne serait même plus obligatoire. Et, en l'absence de toute instance, l'employeur pourrait soumettre un texte unilatéralement rédigé au vote des salariés. Texte qui n'aurait réellement valeur d'accord que si les 2/3 des salariés l'approuvent... Là aussi, des dispositions drastiques qui tendent à marginaliser le fait syndical que l'on retrouve dans les programmes des candidats à la primaire de droite. Chez François Fillon et Hervé Mariton notamment.

Lorsqu'il y a des syndicats dans l'entreprise,  les sénateurs "LR" réfutent une disposition de l'actuel projet El Khomri qui propose que seuls les accord signés  - en dehors de la controversée proposition de référendum dont pourraient disposer les syndicats minoritaires - par des syndicats représentant au moins 50% des salariés soient validés. Les sénateurs veulent rester à la règle actuelle qui permet la validation d'un accord s'il est signé par des syndicats représentant 30% de salariés et si il n'a pas fait l'objet du droit d'opposition de la part des syndicats majoritaires.

Un épouvantail à agiter par Manuel Valls

D'autres dispositions reviennent aussi sur l'apprentissage (qui pourrait être autorisé dès 14 ans) ou le temps partiel... Sans parler d'autres amendements qui sont également attendus en séance publique. Mais une chose demeure certaine, le texte sénatorial va bien plus loin que les différentes versions du projet de loi El Khomri. Manuel Valls pourra dire merci à la droite sénatoriale. Le premier ministre va en effet pouvoir agiter comme un épouvantail le texte du Sénat et entonner le refrain: "réfléchissez bien, entre ce que je vous propose et ce qui vous attend en 2017, vous choisissez quoi?" Même s'il n'est pas certain que cela suffise à calmer les opposants les plus farouches au projet de loi El Khomri.