PHILIPPE AGHION - Cela fait plus d'un an que le virus se propage en Europe. Quelles leçons ont été tirées de la crise sanitaire et économique ? Voyez-vous des raisons d'y croire ?
LA TRIBUNE - Oui, il y a de bonnes raisons d'espérer. C'est extraordinaire d'avoir pu produire à partir de cette technologie de l'ARN messager en un an à peine un vaccin à grande échelle. Ce vaccin va nous sortir de l'épidémie. Ces avancées confirment l'importance de l'innovation et du processus de "destruction créatrice" dans le développement humain. L'ARN messager est venu remplacer d'anciennes technologies. Il fallait mettre en place les moyens de transformer cette technologie en une production industrielle de masse et rapidement. Les Américains ont su le faire. Nous pas.
La crise peut-elle vraiment transformer le capitalisme sous sa forme actuelle ?
Rien n'est écrit à l'avance mais la crise pandémique a mis en lumière les défaillances du capitalisme dans les différents pays. Aux Etats-Unis, elle a fait éclater la faillite du modèle social. Plus de 500.000 morts ont été recensés et beaucoup de personnes ont perdu leur assurance santé ou sont tombées dans la pauvreté des qu'elles ont perdu leur emploi. Le plan Biden va leur apporter le soutien dont ils ont tant besoin. En Europe, la pandémie a illustré les défaillances de notre modèle d'innovation. Et en France, elle a révélé le drame de notre désindustrialisation ainsi que les dysfonctionnements de l'Etat. Ce que je souhaite c'est un capitalisme qui soit a la fois innovant comme aux Etats-Unis et protecteur comme en Europe et particulièrement au Danemark.
Pensez-vous que cette crise va vraiment amener la France à revoir sa politique industrielle et sa politique d'innovation ?
A l'occasion de cette crise, le président Macron et les pouvoirs publics ont pris conscience de la gravité de notre désindustrialisation et de la perte de vitesse de la France en matière d'innovation dans quasiment tous les secteurs industriels. Il n'y a guère que dans le nucléaire et l'aéronautique que la France est restée leader mondial. La France a perdu son leadership en particulier dans la pharmacie, l'électronique (semi-conducteurs), et l'automobile.
Vous appelez à la mise en oeuvre d'un DARPA à l'échelle européenne. En quoi ce projet pourrait-il consister ?
Le modèle DARPA est une manière intelligente de faire de la politique industrielle. Comment par exemple transformer une découverte de base comme l'ARN messager en production industrielle de masse? La DARPA est l'outil adapté pour opérer ce type de transition. L'argent vient du gouvernement. Ensuite celui ci nomme des d'équipe qui ont toute latitude pour organiser des partenariats privés-publics et ils ont une mission bien définis, et trois ans pour l'accomplir. La DARPA ( Defense Advanced Research Project Agency) a été créée aux Etats-Unis dans le contexte de la guerre froide au moment de la course à l'espace avec l'URSS. Les Américains ont ensuite créé la ARPA energy pour la transition énergétique et plus récemment ils ont créé la BARDA pour les biotechnologies. Les vaccins Moderna, Johnson & Johnson sont financés par la BARDA. Le budget de la BARDA est d'environ 12 milliards de dollars. En Europe, le budget équivalent s'élève à environ 4 milliards de dollars.
Comment faire pour concilier relance économique et lutte contre le réchauffement climatique ?
La première priorité était d'éviter une grande récession. Sur ce point, je pense que le gouvernement a bien protégé les ménages et les entreprises. Il a fait ce qu'il fallait. Sur la conciliation avec le réchauffement climatique, l'exécutif doit actionner tous les leviers possibles en faveur de l'activité verte. Dans la lutte contre le réchauffement climatique, le prix du carbone est un élément extrêmement important. On peut le mettre dans la taxe carbone aux frontières. Il est possible de mettre en oeuvre un outil de manière plus intelligente qu'au moment des "gilets jaunes".
Mais il est également important de mettre en oeuvre une politique industrielle avec la création d'une ARPA energy qui oriente l'innovation des entreprises vers les technologies vertes. Si la France est responsable de moins de 1% des émissions mondiales de C02, c'est grâce aux centrales hydroélectriques et au nucléaire. Et il faut évidemment poursuivre la recherche dans l'éolien, la fusion nucléaire et les autres les énergies nouvelles.
Sur la politique économique, par quels leviers faut-il relancer l'économie ?
Grâce aux subventions aux ménages (chômage partiel,..), la consommation est revenue quasiment a la normale. Il ne faut donc pas faire une relance par la consommation au stade actuel. Il faut faire une relance par l'offre: relancer l'activité en s'assurant que les entreprises se remettent à embaucher, à investir, à innover. Il faut reconstruire notre système d'innovation et réindustrialiser la France. Et à court terme il faut vacciner : plus la France va vacciner vite et plus l'économie va repartir vite.
Vous avez beaucoup travaillé sur la théorie de "la destruction créatrice" mise en avant par Joseph Schumpeter. Comment vous situez-vous par rapport à cet économiste autrichien ?
La destruction créatrice, c est le processus par lequel les nouvelles innovations rendent les technologies et activités existantes obsolètes. Comme Schumpeter, je considère que la destruction créatrice est le principal moteur de croissance et qu'elle a conduit l'humanité a des niveaux de prospérité inimaginables il y a deux cent sans. Mais à la différence de Schumpeter qui était pessimiste, je suis un optimiste de combat. Sa vision était que le capitalisme est condamné par le fait que les premiers innovateurs se transformeraient en conglomérats qui ensuite bloqueraient l'arrivée de nouvelles innovations. Dans notre ouvrage (*), nous montrons comment le triangle entreprise, Etat, et société civile permet de conjurer le pessimisme de Schumpeter. Nous montrons comment la destruction créatrice peut conduire a une croissance soutenable, inclusive et verte.
Le plan de relance français de 100 milliards est-il sous calibré ?
Il est encore difficile à ce stade de savoir s'il est suffisant ou non. Mais l''orientation du plan vers l'offre, c'est a dire vers les entreprises, est la bonne.
Les jeunes ont payé au prix fort les conséquences de la pandémie. Vous avez appelé à la mise en place d'un revenu jeune universel sur le modèle danois. En quoi consiste-t-il ?
Au Danemark, il existe deux dispositifs. Le premier qui cible les étudiants leur permet de toucher 800 euros par mois tant que les étudiants réussissent leurs examens (ils ont tout de même un droit a l'échec et des deuxièmes chances). Le second vise les jeunes issus des milieux défavorisés. Ils touchent 800 euros par mois en contrepartie d'un travail de 10 heures par semaine. Ce travail peut être d'utilité publique, par exemple le tutorat ou l'assistance ou personnes âgées. Cette conditionnalité au travail permet de faciliter l'insertion.
Comment expliquer une telle réticence en France sur la mise en oeuvre de ce type de revenu ?
Le débat est mal engagé. Certains proposent un RSA jeunes. Ma proposition pour les jeunes envisage de vraies contreparties car il s'agit d'armer les jeunes pour intégrer la vie professionnelle. Par ailleurs je défends le RSA pour les individus au dessus de 25 ans car c'est un dispositif efficace de lutte contre la pauvreté. Mais vous voyez bien qu'il s'agit de deux dispositifs très distincts et qui visent des objectifs différents. Le président de la République doit absolument faire cette réforme du revenu d'insertion jeunes pour conclure le quinquennat. A ce stade, la promesse du "en même temps" n'est pas tenue aux yeux du grand public. Nous avons mis en place la flat tax pour stimuler l'investissement et l'innovation, mais il manque une grande reforme sociale. Cette réforme permettrait de débarrasser le chef d'Etat de l'étiquette de "président des riches" qui lui colle à la peau et qu'il ne mérite pas.
Le surcroît d'épargne accumulé depuis le début de la crise enflamme les débats entre économistes. Quel regard portez-vous sur ces sommes accumulées ?
La France ne souffre pas d'un problème de sous-consommation, même s'il est vrai que la consommation des ménages les plus aisés sur certains produits a été retardée par la pandémie. Je ne crois pas qu'il faille augmenter les impôts, cela casserait la relance et découragerait l'innovation.
La dette Covid fait l'objet également de vives controverses. Quel regard portez-vous sur le débat de l'annulation de la dette Covid détenue par la BCE ?
C'est un faux débat. La dette publique est une créance de la banque de France sur l'Etat français, Annuler la dette reviendrait a ce que la Banque de France devienne débitrice au lieu de l'Etat français. Dans la dette, il y a d'abord une partie Covid. La Banque centrale européenne devra traiter cette partie Covid de la dette. Elle a les outils pour le faire. Et personne n'a jamais dit qu'il faudrait faire de l'austérité pour financer cette dette Covid. En second lieu, il y a la partie structurelle de notre dette publique, celle qui préexistait a la pandémie. Pour traiter de cette partie structurelle, l'outil principal est celui de la croissance. Il peut nous assurer un taux de croissance sensiblement supérieur au taux d'intérêt. D'où l'importance d'utiliser les deniers publics pour investir dans l'innovation et la réindustrialisation, d'où l'importance de retrouver la maîtrise de nos finances publiques. A cet égard la réforme de l'Etat est absolument nécessaire. Elle n'a pas été vraiment bien engagée après le rapport Cap 2022.
La pandémie a suspendu certaines réformes comme celle des retraites. Avez-vous changé d'avis sur ce dossier ?
Sur la réforme des retraites, je fais mon mea culpa. J'étais favorable au passage a un système à points mais on a vu plein de problèmes apparaître, notamment chez les enseignants. Je pense maintenant qu'à moyen terme, il faut engager une réforme paramétrique, avec une accélération de la procédure Touraine pour adapter l'âge de départ à la retraite a l'évolution de l'espérance de vie, en tenant compte de la pénibilité et de l'âge auquel l'individu a commencé à travailler. Le passage a un système à points nécessiterait un quinquennat a lui tout seul pour être socialement acceptable. Les Suédois ont mis dix ans pour faire leur reforme à points. Or l'innovation, le renouveau de la politique industrielle, la réforme de l'Etat et la mise en place du revenu des jeunes sont des chantiers à mes yeux beaucoup plus prioritaires.
(*) Le Pouvoir de la destruction créatrice, Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel, éditions Odile Jacob, 2020.