1,30 euro. C'est à ce prix que s'échangeait le litre de gasoil hier matin sur les quais de Port-en-Bessin dans le Calvados. La somme ferait rêver n'importe quel automobiliste européen. Pour les pêcheurs dont les bateaux consomment entre 1.500 et 2.000 litres (!) par jour, elle tient plutôt du cauchemar. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la profession a vu littéralement exploser le coût de son carburant détaxé qui n'était encore (que) de 90 centimes quinze jours auparavant. Un montant déjà très élevé. En mars 2021, le prix du litre de « gasoil pêche » était moitié moindre, comme le relève l'Observatoire du carburant.
Un choc inédit
Cette fois, le choc est d'une ampleur sans précédent, à en croire l'Organisation des producteurs normands (OPN) qui fédère plus de 230 navires dans le Calvados et dans la Manche. « On avait atteint un sommet à 90 centimes en 2008 mais cela n'avait duré que quelques jours », se souvient Manuel Evrard, son directeur. Pour les armements, il sera très compliqué d'encaisser le coup. « Le problème est bien plus impactant que ceux engendrés par le Brexit parce que l'on touche à la rentabilité immédiate de tous les bateaux », s'inquiète Arnaud Manner, patron de Normandie Fraicheur Mer : un groupement qui représente les pêcheurs, les criées et les mareyeurs.
Moins de captures, moins cher payées
La crise est d'autant plus mal supportée qu'elle tombe au plus mauvais moment dans la saison de pêche, celle pendant laquelle les captures se réduisent en même temps que les chiffres d'affaires des armements. « A partir du printemps et pendant l'été, les chalutiers hauturiers (entre 18 et 24 mètres ndlr) ne peuvent compter que sur un mix d'espèces de moins bonne valeur marchande comme la raie ou la roussette », détaillent nos experts.
La situation est à peine plus favorable pour les navires de plus petite taille, moins consommateurs de carburant, mais qui voit s'amonceler les nuages. En cause, la fin de la campagne de pêche côtière de la Coquille Saint Jacques qui s'achève le 17 mars dans la baie de Seine, le principal gisement français. « La flotille artisanale, qui se maintenait encore grâce à un produit bien valorisé, va devoir aller plus au large et allonger son temps de travail avec pour conséquence un alourdissement de ses charges », calcule l'interprofession.
Face à cette situation, beaucoup de navires pourraient être tentés de rester à quai en attendant le retour de jours meilleurs. Certains pourraient même y être forcés... faute d'équipiers. La rémunération des marins dépendant des coûts de fonctionnement des navires en vertu de la règle dite des « charges communes », la pénurie de main d'œuvre déjà structurelle pourrait s'aggraver. « Si les salaires plongent en raison de l'augmentation du coût du gasoil, les marins iront voir ailleurs », pronostique le Comité régional des pêches.
Inquiétude dans les criées
A l'aval dans les criées, chez les mareyeurs et chez les négociants, l'inquiétude est palpable. Alors que les terrasses ré-ouvrent laissant espérer une hausse de la consommation, la crainte est de voir les poissons se raréfier sur les étals. Les observateurs rapportent déjà un début de tension pour les crustacés - les bulots notamment, une spécialité dans laquelle la Normandie occupe la pôle position. « Le risque est qu'après les bateaux, on détricote toute une filière sachant qu'un emploi en mer en fait vivre quatre à terre », pointe en écho le directeur de Normandie Fraîcheur Mer.
Autant dire que la profession attend avec une impatience non dissimulée, les « mesures sectorielles » promise par le gouvernement pour compenser la flambée du prix du baril. « Personne à ce stade n'envisage de grève mais la situation se tend dans les ports », indique Manuel Evrard. Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de la pêche, est prévenu : le feu couve.