Si Pékin envahit Taïwan, l'économie chinoise sera bloquée, avertit le Pdg de TSMC, leader mondial des semi-conducteurs

Par Jérôme Cristiani  |   |  1291  mots
Mark Liu, Pdg depuis 2017 du leader des semi-conducteurs Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) qui fournit à lui seul plus de 50% de la production mondiale de puces. (Crédits : DR)
Fin du suspense, Nancy Pelosi a atterri à Taïwan. Comme un joueur de poker, Biden abat son jeu et met la Chine au défi de mettre à exécution ses menaces qu'elle brandit depuis les rumeurs d'une visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis. Le risque d'une invasion de l'île par Pékin est donc à son comble. Mais hier, sur CNN, Mark Liu, patron du géant TSMC, a clairement mis en garde Pékin qu'un passage à l'acte conduirait à rendre "inopérantes" toutes ses installations industrielles.

[Article publié le 2.8.2022 à 16:38, MàJ à 17:40 avec l'arrivée de Nancy Pelosi à Taïwan]

Les semi-conducteurs sont-ils le véritable talon d'Achille de la Chine ? Pour faire tourner son gigantesque appareil productif, l'« usine du monde » ne produit sur son sol qu'un sixième des composants électroniques dont elle a besoin et se trouve extrêmement dépendante pour son approvisionnement du géant taïwanais TSMC, leader mondial des semi-conducteurs.

Pour rappeler l'ordre de grandeur, les Etats-Unis et l'Europe fournissent chacun seulement 10% de la production mondiale, et les 80% restants sont fabriqués en Asie, par des entreprises comme Samsung, en Corée du Sud, ou Smic, en Chine. Mais, aussi grandes soient-elles, toutes restent dans l'ombre du géant taïwanais des semi-conducteurs, qui fournit à lui seul 52% de la production mondiale (qui équipe tant les smartphones, les automobiles que des missiles), et même 61% si l'on considère les puces en 16 nanomètres, les plus avancées au monde...

Selon certains analystes, s'emparer de ce bijou industriel serait une raison de plus pour Pékin de déclencher l'invasion de ce territoire qu'elle considère comme sien depuis les années 1950. Le média en ligne britannique The Register citait le 7 juin dernier un économiste chinois qui considérait comme nécessaire la saisie de Taiwan Semiconductor Manufacturing Company pour assurer l'indépendance industrielle de la Chine. Or, Taïwan est la protégée des Etats-Unis qui détiennent donc un très important levier pour bloquer l'appareil industriel de la Chine si la guerre commerciale déclenchée par Trump et poursuivie par Biden s'envenimait véritablement.

"Personne ne peut contrôler TSMC par la force", affirme son Pdg

Ce mardi soir, après plusieurs jours de rumeurs, c'est la fin du suspense, Nancy Pelosi a atterri à Taïwan. Comme un coup de poker, Biden abat son jeu et met la Chine au défi de mettre à exécution ses menaces qu'elle brandit depuis qu'ont débuté il y a quelques jours les rumeurs d'une visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis et numéro trois de l'administration Biden. L'hypothèse a déclenché une vague de réactions des autorités chinoises très vindicatives contre les États-Unis et menaçantes contre Taïwan, Pékin affirmant qu'un arrêt, même bref, de la présidente de la Chambre des représentants sur l'île serait considéré comme une provocation par la Chine. Avec l'arrivée effective de Nancy Pelosi à Taïwan, le risque que la Chine mette ses menaces à exécution, notamment en envahissant l'île, est donc à son comble.

C'est dans ce contexte d'extrêmes tensions qui seront encore exacerbées par l'arrivée de Nancy Pelosi sur l'île, que le Pdg de l'entreprise taïwanaise TSMC, fournisseur des plus grands entreprises tech du monde (Apple, Qualcomm...) a pris la parole. Dans l'interview en deux parties accordée à CNN et diffusée lundi 1er août sur la chaîne TV américaine, le Pdg du leader mondial des semi-conducteurs Mark Liu, dont la parole est réputée rare, a prévenu qu'une invasion de Taïwan par la Chine rendrait ses installations industrielles de TSMC "inopérantes".

"Personne ne peut contrôler TSMC par la force", a déclaré le patron du géant taïwanais, Mark Liu, dans une interview sur CNN, diffusée lundi. "En cas d'usage de la force militaire ou d'invasion", les installations de TSMC deviendront "inopérantes", a-t-il ajouté.

TSMC, arme de dissuasion massive, mais insaisissable par essence

L'intérêt géostratégique de TSMC avait été particulièrement étudié par deux professeurs de l'Ecole de guerre américaine (US Army War College) qui, en novembre 2021, ont imaginé la parade pour convaincre la Chine de renoncer à envahir Taïwan: tout simplement détruire l'entreprise de semi-conducteurs (*).

La déclaration de Mark Liu relève aussi du principe que Taïwan détient une arme de dissuasion massive, mais il joue finement sur l'argument de l'inutilité de la démarche. Son raisonnement vise à démontrer que s'emparer de TSMC revient à mettre la main sur une coquille vide car l'entreprise ne fonctionne que parce qu'elle est interconnectée au monde entier - pour à peu près tout: depuis les matières premières jusqu'aux logiciels en passant par l'instrumentation. TSMC n'est donc pas une entreprise autonome, qui fonctionne en vase clos: vouloir la posséder est une chimère.

"Ces installations sont tellement sophistiquées. Elles dépendent d'une connexion en temps réel avec le monde extérieur, avec l'Europe, le Japon, les États-Unis", a expliqué le dirigeant.

Et d'ajouter :

"Des matériaux aux produits chimiques et aux pièces détachées, en passant par les logiciels", ce sont les "efforts de tous" qui permettent aux opérations de fonctionner.

De fait, l'entreprise taïwanaise mène de nombreux programmes en partenariat avec des industriels étrangers, comme avec le sud-coréen Samsung pour résorber à marche forcée la pénurie mondiale.

Mark Liu a également prédit à la Chine un sombre avenir si elle perdait son approvisionnement en composants les plus avancés, avec de grands bouleversements économiques à la clé. Et qu'il faudra que Pékin y réfléchisse à deux fois avant de s'engager dans la voie d'une invasion.

La Chine menace : « Les Etats-Unis (...) devront payer le prix »

Ce mardi août, la Chine a adressé aux  Etats-Unis une nouvelle salve de menaces, les prévenant qu'ils porteront la "responsabilité" d'une visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants américaine Nancy Pelosi lors de sa tournée asiatique et qu'ils devront en "payer le prix".

« Les Etats-Unis auront assurément la responsabilité (des conséquences) et devront payer le prix de leur atteinte à la souveraineté et à la sécurité de la Chine », a indiqué devant la presse une porte-parole de la diplomatie chinoise, Hua Chunying.

Tension à son comble dans le détroit

Si jamais la Chine décidait malgré tout d'envahir Taïwan, les deux professeurs de l'Ecole de guerre américaine, déjà mentionnés, soulignent un obstacle de taille: le temps de réaction des Etats-Unis voire du Japon. Ils citent un analyste chinois ayant des relations dans la marine de l'armée chinoise, l'APL, pour qui l'objectif de l'APL d'une invasion réussie est de 14 heures, à comparer avec un temps de réaction des États-Unis et du Japon à 24 heures pour réagir...

Message reçu par l'armée américaine qui mène actuellement des manoeuvres militaires à proximité de l'éventuel théâtre d'opérations.

La Chine n'est pas en reste qui a organisé dimanche un exercice militaire "à munitions réelles" dans le détroit de Taïwan - très près cependant des côtes chinoises. D'autres exercices sont en cours dans d'autres zones maritimes du pays.

Et la semaine dernière, l'armée taïwanaise a effectué ses plus importants exercices militaires annuels.

Dernière intimidation par médias chinois interposés, rapportée par l'AFP, juste avant l'arrivée de Nancy Pelosi sur l'île : alors que l'avion militaire américain la transportant s'approchait de Taipei ce mardi soir, la télévision publique chinoise CGTN a annoncé que des avions de chasse chinois Su-35 étaient en train de "traverser le détroit de Taïwan". Sans autre précision...

___

(*) Jared M. McKinney & Peter Harris, "Broken Nest: Deterring China from Invading Taiwan," ("Détruire le nid: comment dissuader la Chine d'envahir Taïwan") in la revue Parameters 51, no. 4 (2021): 23-36, doi:10.55540/0031-1723.3089.