Jean-Claude Trichet : « contre l'inflation, il faut toujours agir de manière précoce »

#REAix2022. Alors que le monde connaît un choc inédit depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, La Tribune a donné la parole aux grands décideurs de l'économie en direct des Rencontres d'Aix-en-Provence du 8 au 10 juillet. Comment faire face au retour de l'inflation qui fait remonter les taux d'intérêt et craindre des tensions sociales ? Comment mener dans le même temps les grandes transitions énergétique, écologique et économique ? Revivez ici la vidéo de l'entretien exclusif que nous a accordé à Aix-en-Provence Jean-Claude Trichet, ancien Président de la Banque centrale européenne et ancien Gouverneur de la Banque de France, enregistré depuis notre studio installé au cœur du Davos provençal.
Philippe Mabille
(Crédits : DR)

#REAix2022 - Interview vidéo de Jean-Claude TRICHET, ancien Président de la Banque centrale européenne et ancien Gouverneur de la Banque de France

Vous êtes l'un des pères de l'Euro. Selon vous, cette période incroyable que nous sommes en train de vivre, avec un retour très rapide de l'inflation, quelles en sont les causes et aurait-on pu l'éviter ?

Vous faites référence à une période où on était en train de créer tous ensemble le monde d'aujourd'hui. Sans une longue période de « désinflation compétitive », à la fois multi partisane dans notre pays et multinationale en Europe, on n'aurait pas l' Euro et on ne serait pas dans un monde européen beaucoup plus résilient et cohérent qu'avant l'Euro . Il y a donc de nombreuses raisons qui nous permettent de rester positif. Ceci étant dit, c'est vrai, nous sommes depuis plus de 6 mois, dans un point d'inflexion européen et mondial absolument monumental. On était encore l'année dernière dans un monde où de bons esprits, je n'en étais pas, disaient qu'on n'aurait plus jamais de problème d'inflation , qu'elle serait éternellement très basse, que les taux d'intérêt nominaux et réels seraient très bas très longtemps et qu'il fallait donc en tirer toutes les conséquences. On voit à quel point il faut se méfier des modes économiques, monétaires et financières. J'ai connu exactement la même chose à la tête de la Banque Centrale Européenne en 2006 , quand nombreux étaient ceux qui expliquaient que la « grande modération » avait permis d'établir durablement inflation modérée et croissance substantielle ,de sorte que cette croissance équilibrée était garantie pour une très longue durée . On a vu ce qu'il en était en 2007 et 2008 !!. J'ai dû affronter à l'époque la pire crise depuis la 2ème guerre mondiale ! Mais c'est du passé. On a surmonté tout cela...

Ne sont-elles pas à l'origine du problème d'aujourd'hui ?

S'agissant des banques centrales, je ne les critique pas pour leurs politiques passées depuis Lehman Brothers jusqu'au Covid car c'était une période nouvelle et étrange qui exigeait de se prémunir en permanence contre la possible matérialisation du risque de déflation. Les banques centrales ont donc été incroyablement accommodantes durant cette période. L'erreur de beaucoup était de croire qu'elles le seraient toujours, en oubliant que c'était la situation qui l'exigeait et non pas leur volonté d'être complaisantes avec les gouvernements ou les marchés.

Quelles sont alors les causes de l'inflation aujourd'hui ? L'Ukraine, mais pas seulement ?

Elles sont multidimensionnelles. La gâchette actionnée, c'est la Covid et sa sortie qui ont contribué à une explosion de la demande et une raréfaction de l'offre. La sortie du Covid a été très inflationniste dans le monde entier. Il y a de nombreuses autres causes : les politiques budgétaires très accommodantes, plus encore aux Etats-Unis qu'en Europe et dans notre pays qui n'est jamais le dernier à s'engager dans la dépense publique, hélas ; des politiques monétaires ultra accommodantes des deux côtés de l'Atlantique; une certaine accélération de la déglobalisation; la crainte de la disruption des chaînes mondiales de valeur etc.

Il y a eu de la part des banques centrales à la fois des achats massifs de dettes et des taux d'intérêt négatifs. Il aurait fallu un meilleur équilibre dans le pilotage de la monnaie.

Le retard à l'allumage initial dans la lutte contre le retour de l'inflation a eu diverses causes. Les "indications prospectives" , ce qu'on appelle dans notre jargon le « forward guidance », des deux côtés de l'Atlantique, avaient lié beaucoup trop étroitement la politique dite quantitative d'acquisition de valeurs négociables d'une part et les taux d'intérêt d'autre part . C'est ce lien malencontreux qui avait créé le "Taper Tantrum" en 2013 aux Etats Unis. En Europe récemment c'est l' idée, communiquée aux marchés, qu'on ne pouvait et ne devait augmenter les taux d'intérêt qu'après avoir interrompu les achats nets d'actifs sur les marchés secondaires de la dette qui a été malencontreuse . C'était à mon avis une erreur : il eût mieux valu continuer à acheter des actifs en net et ne pas hésiter à remonter les taux si nécessaire. Dans la crise de 2010 / 2011 la BCE avait établi un principe de séparation entre les politiques monétaires standard (taux ) et non standard (achat de valeurs): j'avais simultanément acheté des bons des Trésor des pays attaqués et augmenté les taux quand c'était nécessaire.

La Fed et la BCE sont-elles devenues otages des marchés financiers ?

Vous pourriez dire ça si les banques centrales ne venaient pas de prouver qu'elles n'étaient prisonnières ni du marché, ni des gouvernements. Le problème des Banques Centrales n'est pas de faire plaisir aux exécutifs ou au marchés financiers, mais de garantir à leurs concitoyens le maintien de la stabilité des prix. L'enjeu du moment c'est de re-stabiliser, de ré-ancrer les anticipations de l'inflation à moyen terme autour de la valeur de 2% qui est l'objectif commun de toutes les grandes Banques Centrales des pays avancés . Il y a urgence après une certaine nonchalance notamment aux Etats-Unis, où Jerome Powell, le président de la Réserve Fédérale avait dit à la fin de l'année dernière que l'inflation était transitoire et allait revenir à 2% dans le courant de l' année 2022. Or, nous en sommes en juin, à 9,1% d'inflation aux Etats-Unis et 8,6% en Europe.

Il y a eu l'Ukraine depuis.

Tout ce que je viens de dire était valable même avant la guerre . Ce que je viens de vous dire est valable, même sans la guerre. L'inflation était repartie vigoureusement avant la guerre. Je vous donne un autre élément pour permettre de comprendre pourquoi il y a eu une nonchalance généralisée. Il n'y a pas que les « indications prospectives » déjà mentionnées qui étaient contre-productives , il y a aussi le fait que les modèles macro utilisés par les économistes du monde entier, les modèles dits « Dynamic Stochastic General Equilibrium », ont l'inconvénient de ne pas prendre en compte les crises et les phénomènes très rapides. Ils sont bien équipés pour les périodes stables, très mal pour les périodes de transformation rapide.

Cela explique pourquoi, en toute bonne foi, la Federal Reserve, et dans une certaine mesure la BCE pensaient, à la fin d'année dernière, qu'il n'y avait pas nécessairement de menace inflationniste trop sérieuse, que c'était transitoire, car c'est ce que donnaient les modèles. Il y avait un consensus pour penser que l'inflation était transitoire. Depuis les choses ont évolué considérablement. J'avais appris moi-même dans la crise de 2008 qu'il ne fallait pas faire confiance à ces modèles qui ne permettent pas de comprendre ce qui se passe vraiment. A l'époque j'avais dit publiquement : « nous sommes abandonnées par nos outils, par nos modèles traditionnels ».

Myopie ou déni ?

Un peu des deux, dans l'ensemble des pays avancés. La myopie a été largement partagée par le secteur privé. La myopie a contribué, surtout aux Etats Unis, à la fin de l'année dernière, à un déni qui faisait plaisir à beaucoup de sensibilités. Mais il y a eu aux Etats-Unis des observateurs lucides l'année dernière, comme l'ancien Secrétaire au Trésor Larry Summers. En tout cas pour éviter la myopie des modèles abstraits dans ces périodes il faut interroger directement l'économie réelle, les chefs d'entreprise, les partenaires sociaux...

Nous sommes dans un moment de bascule, où il faut agir très fort, très vite, avec une politique qui casse l'inflation. Ce qui semble être le choix américain. Est-ce la bonne action au risque de créer la récession, ou être comme Christine Lagarde qui ne parle pas d'inflation.

Dernièrement la BCE a été claire, une hausse des taux en juillet , une autre en septembre, qui pourra être plus importante et qui dépendra des données disponibles. Le marché n'a pas besoin d'en savoir plus à ce stade. Mme Lagarde a bien fait de rester sur sa ligne. En ce qui concerne les Américains qui avaient à se faire pardonner d'avoir dit avec beaucoup d'autorité que l'inflation serait transitoire, ils ont relevé les taux d'intérêt trois fois en passant à 0,75% et Jerome Powell a dit très justement que son problème c'était de reprendre le contrôle des anticipations d'inflation. Pas question de laisser la spirale inflationniste se déchainer. Il l'a dit et il y est encouragé parce qu'aux yeux du peuple américain, l'inflation est devenu le problème majeur. En le recevant à la Maison Blanche récemment le Président Biden a clairement signalé : « ce n'est pas moi qui vais vous empêcher de relever les taux d'intérêt ».

Pour les Etats-Unis c'est clair. On n'est pas dans une période « Volcker » ! Il faut au contraire empêcher le dérapage préalable qui a obligé Paul Volcker à prendre des mesures dramatiques . Car il affrontait une inflation de 14% et la spirale inflationniste avait été complètement déchaînée. Il a dû casser dans des conditions très difficiles une inflation devenue sauvage . On est dans une période pré-Volcker. Il faut faire ce que ceux qui étaient avant Paul Volcker auraient dû faire. Le critère est très simple : réancrer solidement les anticipations d'inflation à moyen terme autour de 2%. C'est ce qui a été redit par la Federal Reserve, ainsi que par la Banque Centrale Européenne.

Au total, des deux côtés de l'Atlantique, nous sommes sur une ligne consistant pour les Banques Centrales à être aussi crédibles que possible dans la réaffirmation de la stabilité des prix à moyen terme . L' aiguille de leur boussole ce sont les anticipations d'inflation à moyen terme autour de2% . Mais là, les banques centrales ne peuvent être toutes seules. Elles ont besoin aussi que les partenaires sociaux, les gouvernements, les parlements, les institutions européennes... comprennent que la pire des choses serait une spirale inflation/coûts /salaires. Là, les plus démunis et les plus défavorisés dans nos sociétés seraient dans une situation qui deviendrait tragique et finalement une grande récession serait à craindre. Contre l'inflation, il faut toujours agir de manière précoce, comme doivent le faire et le font les banques centrales, avec dans l'idée d'anticiper une restabilisation de l'inflation dans une perspective de moyen terme.

Vous êtes confiant que l'on puisse éviter une inflation salariale ?

Le rôle des responsables, c'est de penser au moyen terme et au long terme. Les banques centrales peuvent être placées en position très difficile si on a le début d'une spirale prix/salaire. C'est le danger principal. Comme l'inflation doit demeurer provisoire ,non parce qu'elle l'est spontanément, mais parce que les Banques Centrales sont les gardiennes de la stabilité des prix , nous devons être dans une situation où il faut faire comprendre aux partenaires sociaux, syndicats de salariés, entrepreneurs et à nos concitoyens que la stabilité des prix doit être anticipée: le déclenchement d'une spirale d'inflation des prix et des salaires n'est dans l'intérêt de personne . De ce point de vue compenser l'inflation immédiate par des primes, et non par des augmentations de salaires récurrentes est la meilleure solution , car elle permet d'éviter l'inflation permanente, meurtrière pour les plus démunis et la croissance à terme.

Les banques centrales peuvent-elles utiliser leur bilan pour faire des investissements verts de long terme ?

Pour le coup, croire que c'est l'émission monétaire sous la forme d'acquisitions d'obligations qui va nous permettre de faire des investissements pour le climat, serait une énorme erreur. Il n'y a plus d'émission monétaire nette aux Etats-Unis ! Il y a même un retrait ! Il faudrait maintenant désinvestir !

Ce que vous dites était une idée probablement séduisante, puisqu'elle a séduit certains , mais infondée. En revanche, il est clair que les banques centrales font elles aussi partie du vaisseau spatial Terre. Il est normal, quand on demande à tous, sans exception, de faire des efforts et d'être sur une ligne ESG ( Environnemental, Social et de saine Gouvernance) que les banques centrales soient de bonnes citoyennes mondiales. Mais il ne faut pas confondre cela avec l'idée de créer de la monnaie pour financer les investissements de la transition verte. Il faut faire en sorte que dans toutes nos activités monétaires et non monétaires, nous ayons une attitude stratégique responsable sur le climat. Au total, on ne peut pas compter que sur les banques centrales pour faire le boulot. Ce sont toutes les entreprises du monde entier qui doivent le faire. J'ai présidé un petit groupe international qui a conseillé l'IFRS pour la création du nouveau conseil international pour l'ESG,( Conseil International des Normes de Durabilité) présidé par Emmanuel Faber, l'ancien patron de Danone. Et je crois que le fait qu'à Glasgow, à la COP 26, l'année dernière, en dépit de tout , il y ait eu un consensus pour créer cette nouvelle institution mondiale est très encourageant pour la gouvernance mondiale dans ce domaine. Naturellement il reste tout à faire .

Avec toutes les tensions, faut-il craindre l'implosion de l'euro ?

Quand on regarde ce qui a été fait dans le passé, on a toutes les raisons d'être encouragé. Mais quand on voit ce qui reste à faire dans l'avenir, on se dit qu'il y a encore un travail formidable à faire. Mais je suis du côté de ceux qui disent qu'on a fait un boulot assez remarquable. L'Euro a résisté à toutes les crises récentes de manière incontestable. La zone euro a été attractive. De mon temps, j'ai intégré 5 nouveaux pays dans la zone euro, dont 3 en pleine période de crise ( Slovénie,Slovaquie et Estonie) mon successeur en a accueilli 2 et Christine Lagarde va en accueillir plusieurs nouveaux.

On est dans une conjoncture qui doit être analysée dans une perspective stratégique de long terme. L'Europe ne cesse d'avancer y compris , et peut-être surtout, en période de crise . Je suis très confiant, sans être naïf. On a encore un travail incroyable de réformes à faire en Europe aussi bien que dans notre pays , qui y joue historiquement un role clé , Aucune sensibilité politique française ne veut désormais quitter l'Europe, mais on sent un malaise avec la poussée populiste. Je compte sur le Président Macron, qui n'a jamais mis son drapeau européen dans sa poche . L'Euro est solide. Plus personne ne veut le quitter. Les sensibilités des deux côtés extrêmes de l'opinion ont tiré la conclusion qu'il ne fallait pas sortir de l'euro, mais le marché unique n'est pas achevé. Nous devons continuer à faire beaucoup de progrès. J'y compte et je reste confiant quand je vois toutes les crises que nous avons traversées au cours des 15 dernières années. Et les avancées majeures réalisées dans cette période . La guerre est là, c'est un formidable défi supplémentaire. Mais l'Europe en construction depuis 72 ans , depuis le discours de Robert Schuman en 1950, est un mouvement historique, très puissant, qui a encore tant à faire d'ici la fin du siècle.

Philippe Mabille
Commentaires 8
à écrit le 18/07/2022 à 16:31
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La BCE aurait dû déjà réagir. Si la hausse est cpnfirmée à 0,50% c'est trop peu à ce stade.

à écrit le 18/07/2022 à 15:48
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On a vu sa grande efficacité lors de la crise des subprimes ... D'ailleurs, bcp de ces hauts fonctionnaires, je me demande si ils travaillent pour les USA ou leur pays ... , à moins, qu'ils ne soient simplement que .... des incompétents ...

à écrit le 18/07/2022 à 14:32
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Trichet ? cet individu mis en cause dans le scandale du Crédit Lyonnais ose s'exprimer en public ! L'opinion publique a la mémoire courte. Elle devrait le conspuer !

le 18/07/2022 à 17:51
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"mémoire courte " sauf que Jean Claude Trichet a été relaxé dans l'affaire du Crédit Lyonnais comme d'autres et contrairerment à Jean Yves Haberer ex président du CL qui lui a écopé d'une peine de 18 mois avec suris !!!

à écrit le 18/07/2022 à 13:00
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.... " Le problème des Banques Centrales n'est pas de faire plaisir aux exécutifs ou au marchés financiers "... bin ou l'on " apprend " que les banques centrales sont là pour le bien être du bouquetin Pyrénéen ou de la salamandre... plus fort encore...

à écrit le 18/07/2022 à 12:26
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Bonjour, Cet encart de commentaire est de grande utilité... merci Après avoir désiré placer un commentaire, j'ai eu à réaliser que j'avais à bien faire la part des choses avant de m'embarquer dans des phrases limitées où ma conscience s'affirmait b...

à écrit le 18/07/2022 à 12:23
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Monsieur Trichet et sa politique du franc fort qui a coûté si cher à la France. A l'époque , les allemands avaient accepté une dévaluation du franc en raison de la réunification de l'Allemagne. Proposition rejetée par Trichet. Résultat , perte de no...

à écrit le 18/07/2022 à 11:12
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Oui il faut lutter contre l'inflation en france et stabiliser le prix du carburant a 1,7€ / litre C'est capital pour tous. De plus il faut augmenter le salaire du smic a 1500 euros par mois et faire travailler les français 41 ans . Ceux qui ont com...

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