« L'inégalité croissante des entreprises entraîne les inégalités salariales »

GRAND ENTRETIEN. L'économiste François Lévêque publie "Les Entreprises hyperpuissantes" (éd. Odile Jacob) (*) où il analyse l'influence de la puissance des multinationales, qu'ils s'agissent des GAFA ou d'entreprises plus classiques. Jusqu'à récemment, avec la dynamique de la mondialisation, la puissance de ces entreprises, notamment les plateformes numériques, apparaissait irrésistible et structurait l'organisation économique, notamment la croissance des inégalités. Aujourd'hui, nous assistons davantage à une régionalisation de ce mouvement favorisée par la concurrence entre la Chine et les Etats-Unis, et dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences.
Robert Jules
François Lévêque est professeur à Mines-ParisTech Université PSL, où il enseigne l’économie. Il a également enseigné à l’Université de Californie à Berkeley. Ses travaux de recherche portent sur l’économie et le droit de la concurrence.
François Lévêque est professeur à Mines-ParisTech Université PSL, où il enseigne l’économie. Il a également enseigné à l’Université de Californie à Berkeley. Ses travaux de recherche portent sur l’économie et le droit de la concurrence. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Dans votre nouvel ouvrage "Les Entreprises hyperpuissantes", vous classez les multinationales en plusieurs catégories. Pourquoi ?

FRANCOIS LÉVÊQUE - Les multinationales que je qualifie de "hyperpuissantes" sont des entreprises géantes superstars, autrement dit celles qui sont en haut du panier en termes d'internationalisation, de profits, de parts de marché, d'investissements en R&D, de gains de productivité, etc. Parmi elles, je distingue d'une part les Titans, qui sont les plateformes numériques, ce que l'on appelle les GAFA, que je prends comme un terme générique, car j'y classe aussi Tesla, Netflix, mais aussi Tencet, Alibaba ou Baidu... Ces plateformes numériques disposent de certains avantages comme la dynamique du "premier qui rafle tout" ("The winner takes all"), grâce aux effets de réseaux. D'autre part, il y a les Géants, des entreprises dont la dynamique et la réussite les placent aussi en haut du panier, mais dont les modèles à l'origine de leur taille et de leur succès sont divers. Cette terminologie me permet de filer une métaphore inspirée de la mythologie grecque archaïque où les Titans sont plus puissants et plus arrogants, plus sûrs de leur force que les Géants. Ce sont les premiers enfants de Gaïa et d'Uranus. Les Gafa leur ressemblent.

Cette hyperpuissance, vous le soulignez, peut mener à une démesure dangereuse, à l'hubris qui guettait aussi les premiers Dieux grecs ?

Les fondateurs des GAFA se veulent en effet immortels, comme les Titans de la mythologie, et contrairement aux Géants qui eux sont mortels. Les rêves de Jeff Bezos, d'Elon Musk ou de Mark Zuckerberg relèvent d'une hubris permise par l'amplification de leur puissance. Plus une entreprise est riche, plus elle devient riche, plus une entreprise est forte, plus elle devient forte. C'est la raison pour laquelle j'évoque dans mon livre l'effet Mathieu, la fameuse parabole des deniers que l'on trouve dans la Bible, où l'homme qui n'a économisé qu'un denier doit le donner à celui qui en possède dix, car celui-ci a réussi à doubler les cinq deniers qui lui avaient été confiés par son maître.

Il ne s'agit pas seulement d'augmenter sa part de marché et d'éliminer ses concurrents en produisant au plus bas prix grâce à des coûts plus faibles ou en proposant un produit de meilleure qualité. Il s'agit aussi de tirer profit de la technologie et de la globalisation qui permettent de s'adresser à l'ensemble des consommateurs de la planète, et de les conquérir. C'est ce qui caractérise l'hyperpuissance. Avec ce changement d'échelle qui a démarré depuis 40 ans, une entreprise puissante aux Etats-Unis peut le devenir rapidement en Europe, puis en Asie, à travers l'intégration économique de l'ensemble des marchés, dont évidemment celui de la Chine, qui a ouvert de nouvelles possibilités de conquêtes pour les entreprises. General Motors vend aujourd'hui plus de voitures en Chine qu'aux Etats-Unis. Michelin y fabrique des pneumatiques et Starbucks y sert du café latte.

On peut comprendre pour les Titans que sont les Gafa, mais pour Walmart, une entreprise de distribution somme toute classique, qu'est-ce qui lui a permis d'acquérir le statut de Géant ?

La qualité du management et de son organisation ! C'est une autre caractéristique de l'hyperpuissance. Schumpeter insistait déjà sur ce qu'il appelait les innovations organisationnelles qui comptaient autant à ses yeux que le progrès technologique. Pour baisser les prix, une entreprise doit être organisée de façon efficace, comme on le voit chez Amazon en termes de logistique, mais aussi chez Walmart.

Les Géants n'ont donc rien à envier aux Titans ?

Absolument. D'ailleurs une des motivations qui m'a poussé à écrire le livre était un certain agacement à l'égard de l'attention démesurée portée aux GAFA aux dépens d'entreprises comme Ikea, qui a réussi avec des centaines de magasins implantés dans le monde entier, ou Lego, même si sa taille est plus modeste, ou encore la société japonaise YKK, leader de la fermeture éclair qui détient 40% du marché mondial !

L'hyperpuissance de ces entreprises ne les poussent-elles pas à imposer leurs agendas aux Etats ?

En réalité, c'est plus ambivalent. Ce sont bien les Etats qui ont favorisé le développement de la globalisation, en acceptant d'ouvrir leurs marchés à l'international, dans le cadre de l'Organisation mondiale du Commerce (OMC). Or, contrairement à un raccourci courant, ce sont les entreprises et non les Etats qui commercent. De fait, si elles ont été les acteurs de la globalisation, elles ne l'ont pas décidé. Aujourd'hui, avec la crise sanitaire, les contrôles aux frontières et le retour du protectionnisme sont décidés par les Etats, non par les entreprises.

La motivation des Etats était de permettre aux entreprises nationales de se développer hors de leurs frontières...

...et de donner du pouvoir d'achat à leurs consommateurs en leur permettant d'accéder à des produits importés moins chers et parfois même meilleurs. Mais, pour simplifier, je dirai que la différence d'appréciation de ce rapport dépend de la taille des Etats. Les plus petits subissent la pression des entreprises hyperpuissantes. Certains vendent même leur souveraineté, par exemple en devenant des paradis fiscaux. De même, des pays en développement, manquant de ressources, sont dans un jeu inégal face à elles. En revanche, les grands Etats les contrôlent, voire les brident.

Et dans le cas de l'Europe qui n'a pas de Titans ?

C'est un problème. Dans un monde fracturé où les grands États s'appuient sur leur puissance économique et leur capacité d'innovation pour dominer le monde, l'Europe a besoin de Géants technologiques et de titans numériques. Si elle veut se transformer pour devenir une grande puissance, pour asseoir sa souveraineté, elle ne peut le faire sans eux.

Ce problème est-il inhérent à la construction même de l'UE ?

Il y a plusieurs aspects. Il y a d'abord le marché européen, il est bien le plus important au monde en termes de valeur, mais il n'est pas homogène. Selon les pays, les consommateurs n'ont pas les mêmes préférences, ni les mêmes habitudes de consommation. La demande des Allemands pour les automobiles ou l'alimentation n'est pas la même que celle des Français, etc. C'est un handicap car il n'est pas possible de jouer autant sur les économies d'échelle comme peuvent le faire sur leurs marchés domestiques les entreprises américaines ou chinoises. Il y a ensuite la R&D, les efforts faits en la matière par l'Europe restent très inférieurs à ceux réalisés par la Chine et les Etats-Unis. C'est trivial de le rappeler mais pour être une puissance technologique il faut investir massivement en R&D. En outre, cette R&D est décidée au niveau national des Etats-membres. Quant à sa part au niveau européen par rapport au budget européen, elle est négligeable par rapport à la somme des budgets des Etats-membres. Enfin, même s'il y a des Géants en Europe, technologiques ou non, j'ai évoqué Ikea, Lego mais on peut parler de Unilever, Volswagen, Total... ils sont d'abord et avant tout suédois, danois, hollandais, allemands,  français... Ils ne se sentent pas européens comme peuvent se sentir américaines les entreprises aux Etats-Unis. L'absence de sentiment d'appartenance à l'Europe devient un obstacle car ces multinationales qui se définissent nationalement ne font pas forcément de l'Europe leur zone privilégiée.

Une autre particularité de ces entreprises hyperpuissantes est qu'elles entraînent des inégalités salariales ?

Oui, plus exactement, l'inégalité croissante entre les entreprises. Ce phénomène passe inaperçu du grand public qui pense que la croissance des inégalités salariales provient avant tout de la tendance des dirigeants à se payer de plus en plus sans augmenter leurs salariés au bas de l'échelle. En réalité, elle provient principalement de l'inégalité croissante entre les entreprises, entre d'un côté les entreprises superstars et de l'autre les entreprises ordinaires. Il y a toujours eu des entreprises qui réussissent mieux que d'autres. La nouveauté est que l'écart de performances entre les grandes entreprises superstars et les autres s'accroît depuis 40 ans. Comme déjà évoqué, les entreprises du haut du panier s'éloignent du peloton en termes de gains de productivité, de parts de marché, de taux de profit, d'investissement en R&D mais aussi en termes de niveau de de salaire moyen. C'est un peu comme dans le football : l'écart croissant des salaires des joueurs s'explique moins par l'écart croissant entre les joueurs les mieux payés et les moins bien payés appartenant au même club qu'entre le salaire moyen des différents clubs, entre le PSG et le Stade Brestois, par exemple.

Et c'est une tendance qui s'accentue ?

Oui, des travaux économétriques le montrent. Et il y a aussi un autre mécanisme par lequel les entreprises hyperpuissantes creusent les inégalités : disposant d'un pouvoir de marché, elles réalisent des profits plus confortables et vendent à des prix supérieurs. Tous les ménages pâtissent de ces prix supérieurs mais seuls les ménages à haut revenus en tirent aussi un avantage à travers leurs placements financiers. Les ménages à bas revenus consomment l'intégralité de leurs revenus et ne bénéficient pas des dividendes et des cours de bourse.

La force des Titans est qu'ils possèdent des données, celle des Géants parce qu'ils nous fournissent des produits de consommation dont il est difficile de se passer ?

Le point commun des Titans et des Géants est qu'ils proposent des produits et des services devenus indispensables aux yeux des consommateurs. Par exemple, dès que les gens aménagent, ils vont la plupart du temps chez Ikea. Une différence importante est que les premiers connaissent parfaitement les préférences des consommateurs, tandis que les seconds ont une connaissance bien moins fine de leurs clients. Cet avantage des Titans leur permet de bénéficier d'une position super dominante dans les marchés. Ils sont du coup plus difficile à détrôner. Par exemple, un fumeur invétéré trouvera toujours des cigarettes même si Philip Morris disparaît du jour au lendemain. En revanche, si Amazon, Facebook ou Google cessent d'exister ce sera plus compliqué pour les consommateurs.

Il y a quand même les Titans et les Géants chinois qui peuvent les concurrencer ?

C'est ce que je pensais quand j'ai commencé la rédaction de mon livre, il y encore un an. La thèse que je développe aujourd'hui est celle de la fin de l'expansion continue des Titans et des Géants. On pouvait penser hier qu'elle se poursuivrait, que les entreprises conquerraient de nouveaux pays, s'installeraient là où elles n'étaient pas encore présentes. On pouvait s'attendre en particulier à ce que les grandes entreprises chinoises s'internationalisent massivement. Mais la « démondialisation » accélérée par la pandémie et la multiplication des conflits commerciaux sont passés par là. Les échanges deviennent davantage régionaux. Il va être de plus en plus difficile aux entreprises américaines d'être en Chine et vice-versa. Finalement, la concurrence entre Alibaba et Amazon se fera dans les zones frontières, notamment en Europe si elle ne réagit pas, dans les pays qui ne sont ni rattachés à l'Amérique du nord ni à la Chine. Par exemple, en Inde, Amazon côtoie Alibaba. On assiste à une division technologique du monde qui devrait perdurer. Microsoft est en Chine mais je ne suis pas sûr qu'il le demeure longtemps. Starbucks et Apple qui y sont très présents peuvent être boycottés et bannis si le Parti Communiste chinois le décide. Facebook et Google n'y sont pas et n'y seront sans doute jamais. Inversement, Tik Tok sort des Etats-Unis et d'Inde et Huawei a été chassé d'un grand nombre de marchés occidentaux.

Ce phénomène récent est-il lié à la course qui s'intensifie entre la Chine et les Etats-Unis pour le leadership mondial?

Oui, la dynamique de la logique de globalisation qui favorise l'implantation des entreprises hyperpuissantes dans tous les pays de la planète, y compris en Chine par la réduction du protectionnisme, est aujourd'hui clairement cassée. On assiste à la montée du mercantilisme, au retour au premier plan des considérations géopolitiques.

C'est Donald Trump qui a imprimé ce mouvement?

Le conflit entre la Chine et les Etats-Unis avait déjà commencé avec Barack Obama. Il a été enflammé par Donald Trump et il se poursuit avec Joe Biden.

Il va donc falloir choisir son camp ?

Oui, surtout pour les Géants technologiques et les Titans numériques. Mais il peut y avoir des exceptions. Certains secteurs industriels pourraient être géopolitiquement et diplomatiquement sanctuarisés avec des entreprises hyperpuissantes présentes à la fois en Chine et aux Etats-Unis. Ce pourrait être le cas, par exemple, des industries et des équipements nécessaires à la lutte contre le réchauffement climatique.

Il y aussi un facteur d'intégration qui demeure, celui des chaînes de valeur ? Cela ne contrebalance-t-il pas cette nouvelle tendance?

C'est vrai qu'elles limitent une séparation dans le monde du jour au lendemain. Si on prend l'exemple de l'éclatement de l'Union soviétique, il a fallu plus de dix ans pour séparer les anciennes républiques de la Russie, en raison des flux de marchandises. Comme le commerce mondial entre la Chine, l'Amérique du nord et l'Europe est étroitement imbriqué, il n'est pas possible de séparer les wagons aussi facilement. Aujourd'hui, les Géants et les Titans évaluent les risques systémique, pandémique, sanitaire ou géopolitique sur leurs longues chaînes d'approvisionnement et leurs conséquences sur leurs chaînes de valeur. Cela favorise un mouvement de raccourcissement et de simplification de ces chaînes donc une plus grande régionalisation.

Quel rôle peut jouer l'Europe dans une telle perspective, être une scène d'affrontement entre Chinois et Américains ?

Un scénario possible est celui d'une Europe non souveraine car trop divisée, probablement vassalisée par les Etats-Unis, avec certains pays se tournant vers la Chine comme la Pologne ou la Hongrie... L'autre scénario, plus optimiste, est celui d'une Europe souveraine qui crée un nouveau modèle de grande puissance ni colonial ni militaire, devenant un pôle de stabilité dans le monde. Car ni la France ni l'Allemagne ne peuvent l'être aujourd'hui. Seule l'Europe peut l'être. C'est un beau défi à relever.

D'autant que plus de 60% des échanges sur le continent sont intra-européens...

Oui, il y a de nombreux ingrédients qui permettent de rester optimiste sur un Europe puissance politique et économique à condition qu'elle le veuille...

Elle pourrait jouer un rôle moteur dans la lutte contre le réchauffement climatique ?

Absolument, la taxe carbone aux frontières va dans le bon sens de ce point de vue. C'est une réglementation via l'intervention publique, qui peut inspirer d'autres pays et influencer le comportement des Géants et des Titans. Elle a un effet extraterritorial. L'Europe peut s'imposer comme un modèle de grande puissance vertueuse.

(*) François Lévêque "Les Entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global?" éditions Odile Jacob, 240 pages, 22,90 euros.

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Propos recueillis par Robert Jules

Robert Jules
Commentaires 2
à écrit le 07/04/2021 à 13:49
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la france a eux ces possibilités d'avoir des multinationales performantes, j'ai pu le voir a deux reprises, mais avoir une élite aussi loin, monoculturelle, avisionnaire et qui ne fonctionne que par le statut, du coup a présent la bataille est perdue...

à écrit le 07/04/2021 à 11:22
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Le seul intérêt qui vaille c'est que l'on retrouve le reflex de l'adaptation et non plus celle des constructions dogmatiques!

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