Zone euro : doit-on se contenter de l'inflation faible ?

De plus en plus de critiques de la BCE soulignent que l'inflation faible actuelle en zone euro ne poserait pas de problème. Qu'en est-il vraiment ?
L'inflation faible ne poserait pas de problème en zone euro ?

C'est une nouvelle tendance qui se dessine depuis quelques semaines : l'inflation faible en zone euro ne serait en réalité pas un problème, mais la « nouvelle normalité. » Dès lors, les efforts de la BCE pour ancrer les anticipations d'inflation au niveau de son objectif « légèrement en dessous, mais proche » de 2 % serait un entêtement stupide et nocif. L'économiste de Natixis Patrick Artus a publié mardi 29 mars une note décrivant cette idée qui semble progressivement gagner du terrain.

Le nouvel équilibre de l'inflation faible

L'économiste de Natixis avance sur deux fronts. D'abord, l'inflation « véritable » dans la zone euro serait l'inflation sous-jacente, laquelle n'est pas si faible, puisqu'elle évolue autour de 1 %. Ensuite, si cette inflation « véritable » est, il est vrai, deux fois moins forte qu'avant la crise, il n'a pas lieu de s'en inquiéter puisqu'elle est le fruit de la réduction de la croissance salariale par la flexibilisation des marchés du travail, autrement dit des fameuses « réformes structurelles. » Selon Patrick Artus, cette « désinflation » « ne devrait pas être un sujet d'inquiétude puisqu'elle vient de politiques favorables de l'offre ». Autrement dit, l'inflation faible favoriserait le partage de la valeur ajoutée vers les entreprises, ce qui serait un élément favorable, puisque, selon l'économiste, il n'existe plus en zone euro de problème de demande.

Un monde idéal ?

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, les entreprises bénéficiant à la fois d'une hausse de leurs marges et d'une demande confortable. « Il y a donc pas de raison profonde à vouloir redresser « l'inflation véritable » de la zone euro », conclut l'économiste avant de se lamenter sur les effets désastreux de l'entêtement à vouloir le faire de la BCE. Ici, l'analyse rejoint une nouvelle demande qui se fait jour en zone euro, celui « d'adapter » l'objectif de la zone euro à cette nouvelle normalité en le plaçant à 1 % au lieu de 2 %. L'équilibre parfait de l'économie de l'union monétaire aurait donc été trouvé autour de ce nouveau niveau. Fermez le ban, cessez le QE et poursuivons les « réformes structurelles », puisque ce serait le seul levier de la croissance...

L'effet de la politique de la BCE sur l'inflation sous-jacente

Pourtant, plusieurs éléments ne semblent pas satisfaisants dans cette analyse. D'abord, la politique de la BCE a clairement une part de responsabilité dans la résistance de l'inflation sous-jacente. En pesant, durant l'année 2015, sur le niveau de l'euro, cette politique monétaire a permis de « compenser » l'effet négatif de la baisse des prix de l'énergie sur les autres catégories de produits. Le fait que cette politique ait atteint ses limites doit-il conduire à demander son démantèlement ? Dans ce cas, compte tenu précisément des « politiques de l'offre » et de l'excédent courant important désormais dégagé par la zone euro, la monnaie unique repartirait nettement à la hausse.

Puisque la déflation énergétique est encore en place, il y a fort à parier que, cette fois, l'inflation sous-jacente ne résisterait pas à cette hausse de l'euro. D'autant que, malgré la « politique de l'offre », la compétitivité des entreprises de la zone euro serait fortement compromise, conduisant à une baisse de la confiance. Le risque déflationniste réapparaîtrait rapidement. Bref, demander à la BCE de lever la garde est clairement inconscient et prouve que l'équilibre décrit ci-dessous est on ne peut plus précaire.

Un équilibre trompeur

Il l'est d'autant plus qu'il repose, on l'a vu, sur la décroissance des salaires. Pour le moment, cette décroissance a un effet réduit précisément parce qu'il existe une baisse des prix énergétiques. Cette baisse compense en termes de pouvoir d'achat la moindre croissance des salaires. D'où cette impression soulignée par Patrick Artus qu'il « n'y a pas de problème de demande. » Après des années d'austérité, cette bouffée d'air sur le pouvoir d'achat a donné lieu à une hausse de la consommation qui est le principal moteur aujourd'hui de la faible croissance européenne. Mais dans cette logique, toute remontée des prix de l'énergie s'accompagnera d'une contraction de ce pouvoir d'achat et d'un coup d'arrêt à ce moteur. On peut espérer qu'alors, les salaires suivront l'inflation, mais rien n'est moins sûr. Dans la logique décrite par l'économiste de Natixis, les entreprises, confrontées à un renchérissement du coût de l'énergie, n'auront pas de raison de relever leurs coûts salariaux. Bien au contraire, grâce aux réformes du marché du travail, elles pourront maintenir la pression sur les salaires et réduire l'emploi puisque le seul moteur de la croissance sera éteint.

La zone euro sera alors sans aucun ressort économique et la reprise de l'inflation énergétique ne s'accompagnera guère d'une reprise de l'inflation « véritable » et de la croissance. Voici pourquoi il est nécessaire de faire repartir l'inflation sous-jacente dès à présent afin de créer une dynamique suffisante à la demande interne de la zone euro dès à présent. Du reste, l'inflation faible durable ne saurait s'expliquer sans une faiblesse chronique de la demande. Vienne un choc sur cette demande, et le gouffre déflationniste se rouvrira rapidement. Pour cela, l'inflation salariale est nécessaire et l'équilibre vanté par l'économiste de Natixis est trompeur.

L'inflation faible incite à ne pas investir

On notera, du reste, que la reprise de la demande mise en avant par cette note demeure très limitée. Si elle est réelle par rapport au point bas de 2012, elle reste encore faible par rapport aux niveaux du passé. Le taux d'utilisation des capacités de production est ainsi revenu au point bas de la période 1998-2008. C'est que la politique de l'offre dont semble se réjouir l'économiste de Natixis a des effets positifs très limités. L'investissement des entreprises demeure très en retrait, alors même que les marges s'améliorent partout et que les taux d'épargne progressent. En France, selon l'Insee, les marges sont passées de 29,5 % à 31 %, mais l'investissement a reculé de 2 %. Cette situation est précisément le fruit de l'inflation faible et de la baisse des anticipations d'inflation.

Confrontées à la perspective d'une faible hausse des prix durant des années, les entreprises ne sont guère incitées à investir dans un avenir si peu rémunérateur. D'autant que l'inflation faible rend le coût de l'emprunt encore élevé. Derrière les bruits liés aux taux négatifs de dépôts des banques centrales, la réalité des taux demeure préoccupante pour les entreprises. En janvier 2016, le taux moyen pour un emprunt sur 10 ans de plus d'un million d'euro à une entreprise était de 2,19 %, soit un taux réel de 1,89 % avec une inflation de 0,3 %. C'est plus qu'en janvier 2006, où, avec un taux nominal de 3,91 %, le taux réel était de 1,53 %. On remarquera que le taux d'inflation sous-jacente entre ces deux dates est assez proche (1 % en 2016, 1,2 % en 2006), mais les anticipations d'inflation « entière » en 2006 à 5 ans étaient de 2,3 % contre 1,5 % aujourd'hui. S'endetter en 2006 coûtait moins cher et le coût allait décroître plus vite. Plus le taux d'inflation présent et à venir est bas, plus s'endetter coûte cher. Et donc moins les entreprises investissent. Si l'on suit la logique de Patrick Artus et que l'on renonce à laisser glisser vers le bas les anticipations d'inflation, on réduira d'autant l'attractivité des dépenses d'investissement.

Eviter un scénario « à la japonaise »

Les entreprises sont donc tentées de jouer sur la baisse de la productivité, encouragée par la baisse du coût salarial, et sur la thésaurisation de liquidités pour se prémunir contre des années difficiles. C'est l'élément sous-estimé par l'analyse de Natixis : la faible inflation durable « pétrifie » l'avenir, elle incite au désinvestissement ou du moins à l'investissement minimal et conduit à une dégradation à moyen et long terme du potentiel productif. Elle obère donc le potentiel de croissance des économies. Avec une faible inflation, la croissance ne peut être que faible (hors effet de rattrapage constaté par exemple en Espagne). C'est l'effet constaté au Japon où l'inflation est en fait restée stable pendant vingt ans et où l'économie s'est progressivement anémiée. Or, Shinzo Abe, le premier ministre japonais, en fait l'amère expérience, lorsque cette stagnation des prix et de l'économie devient habituelle, il est quasiment impossible de changer la mentalité et d'agir sur les anticipations. L'inflation faible offre donc la certitude d'entrer dans une « stagnation séculaire » et expose l'économie à une forte vulnérabilité face aux chocs externes.

Le problème du désendettement

Dans ce contexte, l'inflation faible pose également le problème du désendettement. La zone euro a un problème de dette publique (91,6 % du PIB au troisième trimestre 2015) et privée (près de 300 % du PIB aux Pays-Bas, par exemple). Une inflation relativement forte réduit la valeur réelle de la dette et le poids des intérêts. Une inflation faible rend le désendettement encore plus difficile. D'une certaine manière, l'inflation est bien une taxe qui pèse sur les créanciers, mais c'est aussi un moyen pour ces créanciers d'avoir plus de certitude d'un remboursement. La faible inflation, en alourdissant le poids de la dette fait porter un risque sur les créanciers et les débiteurs. Si l'inflation faible se poursuit, des défauts, même souverains, pourraient survenir. Surtout, en alourdissant le poids des dettes passées, l'inflation faible mobilise des fonds nécessaires à la dépense et à l'investissement, elle affaiblit donc encore pendant longtemps la croissance.

Se protéger de la répression financière en acceptant l'inflation faible ?

Ces quelques exemples, auxquels on peut ajouter le caractère très inégalitaire de la répartition de la richesse dans l'équilibre vanté par Natixis (les salaires demeurant forcément comprimés) et ses conséquences économiques et politiques, montrent qu'il serait extrêmement risqué de se contenter de la situation présente pour l'économie de la zone euro. Ce mouvement favorable à la faible inflation est en réalité un mouvement de défense contre les mesures de la BCE. C'est un mouvement de défense de l'épargne qui est soumise il est vrai à une rude répression financière. De ce point de vue, la critique de Patrick Artus entre dans la lignée de la critique allemande.

Pourtant, la « répression financière » est une nécessité pour favoriser la dépense et l'investissement. La hausse spectaculaire du taux d'épargne des entreprises française, par exemple, en 2015, de 17,4 % à 19,6 % pose un réel problème dans une économie anémiée. Il y a bien urgence à désinciter l'épargne pour favoriser l'investissement et la demande interne, particulièrement dans un contexte de ralentissement de la croissance émergente. En cela, la politique de la BCE n'est pas superflue. En revanche, il est vrai que la politique de rachats d'actifs pourrait avoir atteint ses limites et présentent des dangers. Il est donc urgent de réfléchir à d'autres méthodes : des investissements directs via la BEI ou un plan de relance réel. Mais abandonner l'objectif de redressement de l'inflation pour protéger l'épargne et le modèle de certaines banques serait clairement contre-productif.

Commentaires 6
à écrit le 03/04/2016 à 19:30
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Si on parle de Brexit et qu’en Europe le chômage est élevé, si Eurostat publie un pib par habitant en baisse en Europe mais pas en Allemagne ou ailleurs, les Européens remettront-ils en cause la zone euro pour la question de la croissance ou de l’emp...

à écrit le 01/04/2016 à 11:33
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Le phénomène de faible inflation, mais surtout celui du faible investissement tient lieu aussi pour une partie non négligeable d'une réactivité trop grande. Aussi bien des marchés, que de certains états qui dès l'apparition d'un marché porteur, s'eng...

à écrit le 31/03/2016 à 15:23
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La compétence de M. Artus me semble très supérieure à celle de M. Godin. L'inflation est d'abord toujours un impôt sur les pauvres et en particulier sur les bas salaires et compléments sociaux qui ne s'alignent qu'avec retard, et parfois beaucoup de ...

à écrit le 31/03/2016 à 9:26
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" Bien au contraire, grâce aux réformes du marché du travail, (les entreprises) pourront maintenir la pression sur les salaires et réduire l'emploi puisque le seul moteur de la croissance sera éteint...." Et les salariés pourront remercier Mrs ma...

à écrit le 31/03/2016 à 8:55
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En gros, c'est ce que l'on dit depuis des années. Comme les banques ne souhaitent pas alléger leur emprise sur l'économie, il faudra envisager de se passer d'elles. L'hélicoptère money, la hausse du smic et les autres idées qui me paraissaient farfel...

à écrit le 30/03/2016 à 17:29
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http://real-value.tumblr.com/

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