Contre le greenwashing, la liste européenne des actifs verts fait débat

Par Delphine Cuny  |   |  1115  mots
Mesure la plus urgente du Plan d'action pour la finance durable de la Commission européenne : définir un référentiel commun des activités vertes. (Crédits : UE)
La Commission européenne travaille sur une taxonomie harmonisée d’activités « durables » à destination des investisseurs, pour mieux réorienter les flux financiers et lutter contre l’utilisation abusive du label « vert ». La France milite pour l’inclusion du nucléaire, d’autres pays pour celle du gaz. Décryptage.

Éolien, solaire, hydroélectricité, nucléaire, gaz : qu'est-ce qui est « vert » ou ne l'est pas? La question agite tous les spécialistes de l'environnement, de l'énergie et de la finance en Europe depuis des mois et la tension est montée d'un cran depuis septembre, depuis que des tractations ont lieu en coulisses entre États membres. La Commission européenne a publié en mars 2018 un Plan d'action pour la finance durable destiné à réorienter massivement les flux de capitaux, 1.000 milliards d'euros dans la décennie à venir, vers le financement d'investissements durables et la transition vers une économie bas carbone.

La mesure la plus urgente était d'établir un « langage commun », un système de classification ou « taxonomie » des activités économiques jugées « écologiquement durables » : une demande pressante des investisseurs qui se plaignent de l'absence de standards en matière de « green bonds », les obligations vertes.

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Les ONG auraient préféré une classification complète, déclinant toutes les nuances du vert, du foncé au clair, jusqu'au « brun », pour plus de transparence sur les activités les moins durables; les industriels engagés dans la transition aussi, pour accompagner leur trajectoire. La Commission a choisi une approche plus binaire qui crée des crispations. « Pour investir dans des projets ayant un impact positif, les investisseurs doivent d'abord savoir ce qui est vert. Le manque de clarté nous fait perdre un temps précieux dans la lutte contre le changement climatique » avait déclaré en mars dernier le commissaire européen Valdis Dombrovskis.

« La taxonomie contribuera à lutter contre le greenwashing [écoblanchiment ou utilisation abusive du terme « vert » ndlr] qui est aujourd'hui très répandu dans le secteur financier de l'UE » a expliqué en septembre dernier le commissaire letton, qui reste chargé des services financiers dans la nouvelle Commission, lors de son audition devant le Parlement européen. Cette taxonomie « servira de fondement à notre travail sur les normes et les labels, tels qu'un standard des Green Bonds et un écolabel au niveau de l'UE » a-t-il précisé, soulignant qu'elle serait fondée « sur des preuves scientifiques ».

Le nucléaire, vert ou pas vert  ?

La France a pris position publiquement sur le sujet.

« Le nucléaire doit être maintenu dans cette taxonomie européenne et être considéré comme une énergie indispensable à la lutte contre le réchauffement climatique » a déclaré le 15 octobre dernier le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire. « Nous en débattrons avec nos partenaires allemands, mais le GIEC et de nombreux scientifiques sont formels sur la nécessité de recourir au nucléaire pour lutter contre le réchauffement climatique. »

Une position réaffirmée le 25 octobre, à la conférence de reconstitution du Fonds vert pour le climat de l'ONU : le ministre a soutenu « un label écologique européen des produits financiers [qui] devra intégrer l'énergie nucléaire. »

Cet avis est loin de faire l'unanimité. En juin dernier, le Groupe d'experts techniques (TEG) mis en place par la Commission, composé de 35 membres issus de la société civile, des milieux académique, d'affaires et financier, a publié ses propositions de classification dans un rapport de plus de 400 pages. Analysant un large champ d'activités (énergie, transports, agriculture, industries, technologies, immobilier) et recensant des activités à faible intensité de carbone et d'autres de transition, il a recommandé de ne pas inclure « à ce stade » le nucléaire dans la taxonomie verte, jugeant « impossible de conclure que la chaîne de valeur de l'énergie nucléaire ne porte pas préjudice à d'autres objectifs environnementaux à l'échelle de temps considérée ».

Reflétant l'opinion allemande viscéralement antinucléaire, l'eurodéputé vert Sven Giegold, de passage à Paris, a exhorté la France à ne pas nuire à la crédibilité de la future taxonomie en poussant à l'inclusion du nucléaire, le 14 novembre dernier, lors d'une conférence consacrée à la finance durable organisée par l'Autorité des marchés financiers (AMF).

« Indépendamment de ce que l'on pense du nucléaire, la réputation des marchés financiers verts ne doit pas en être grevée. Le nucléaire trouvera toujours un financement sans avoir besoin d'être déclaré "durable". Il serait impossible de vendre de manière crédible en Allemagne des produits financiers verts qui incluraient la dimension de l'énergie nucléaire » a plaidé le député européen vert.

Les Allemands ont rallié à cette cause les Autrichiens et les Luxembourgeois, qui se sont prononcés publiquement contre, mais aussi les Italiens, les Grecs, les Maltais. « La France n'est pas seule : la République tchèque et d'autres Etats membres d'Europe de l'Est poussent aussi le nucléaire » indique une source bien au fait des tractations en cours.

Le WWF France fait valoir que la position de la France est incohérente. La propre obligation verte souveraine de l'Etat a exclu explicitement les activités nucléaires, controversées pour les investisseurs, dans son document cadre. Même EDF, opérateur de centrales nucléaires, n'inclut pas ces activités dans le périmètre de ses green bonds. Par ailleurs, le label gouvernemental Greenfin (ex-TEEC), attribué à 37 fonds d'investissement verts représentant 11 milliards d'euros d'encours, exclut « l'ensemble de la filière nucléaire ».

Énergies de transition ?


La taxonomie a été approuvée en mars par le Parlement européen, qui a voté un amendement contre l'inclusion du nucléaire (« les activités de production d'électricité produisant des déchets non renouvelables »). Le 25 septembre, le Conseil européen, qui regroupe les exécutifs des Etats membres, l'a approuvée à son tour, amendée. Des « trilogues », réunions tripartites entre le Parlement, le Conseil et la Commission, ont donc commencé. Valdis Dombrovskis espère un accord « d'ici à la fin de l'année ». La Commission voulait une application au moins partielle dès 2020, mais les Etats membres, soucieux de leurs industries, ont repoussé son entrée en vigueur à la fin 2022.

Ce délai fait craindre à certaines ONG un retour du nucléaire dans la taxonomie, voire du gaz, poussé par l'Allemagne notamment : l'énergie fossile la moins polluante, souvent considérée comme une énergie de transition en remplacement du charbon, aurait sa place dans un scénario compatible avec l'Accord de Paris selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Or la Commission doit définir des « critères d'examen technique », des seuils quantitatifs et qualitatifs qu'une activité doit respecter pour être considérée comme durable. Le gaz pourrait y entrer sous certaines conditions. Un enjeu de taille pour des acteurs tels qu'Engie, premier émetteur corporate de « green bonds » au monde, pour financer sa transition vers un modèle bas carbone.