Pour Lagarde, « la féminisation de la finance n’est pas une option, c’est une nécessité ! »

Par Delphine Cuny  |   |  1528  mots
Selon Christine Lagarde, "avec plus de femmes à des postes de responsabilité dans la finance, on aurait évité des prises de risques excessives, qui ont abouti à la crise financière la plus terrible de l'après-guerre" : autrement dit, "avec « Lehman Sisters » on se serait sans doute mieux portés !" (Crédits : Stephen Jaffe/FMI)
Christine Lagarde prendra le 1er novembre la tête de la Banque centrale européenne (BCE). A 63 ans, l'ex-présidente du FMI est la briseuse de plafonds de verre par excellence. Cette militante de l’égalité femmes-hommes au franc parler qui détonne dans ce milieu compassé livre en exclusivité à La Tribune ses convictions sur les moyens de faire progresser la mixité dans la finance. Propos recueillis par Delphine Cuny.

Christine Lagarde est la briseuse de plafonds de verre par excellence. Mère de deux enfants, l'avocate est devenue la première femme ministre de l'Economie et des Finances d'un pays du G8 en 2007, à l'aube d'une violente crise financière : elle laissera aussi son nom à une loi qui a assaini les pratiques du crédit à la consommation. En 2011, elle devient la première présidente du Fonds monétaire international (FMI). A 63 ans, elle prendra le 1er novembre la tête de la Banque centrale européenne (BCE) à un moment où le conseil des gouverneurs ne compte que des hommes : les 19 gouverneurs de banques centrales de la zone euro, le vice-président et les trois autres membres du directoire. La seule femme du directoire, l'Allemande Sabine Lautenschläger, vient de démissionner avant la fin de son mandat prévue en 2022, sur fond de désaccord avec les dernières décisions de politique monétaire de Mario Draghi.

Militante de l'égalité femmes-hommes au franc parler qui détonne dans ce milieu compassé, Christine Lagarde, dont la nomination à la présidence de la BCE a été officialisée par le Conseil européen ce vendredi 18 octobre, livre en exclusivité à La Tribune ses convictions sur les moyens de faire progresser la mixité dans la finance.

LA TRIBUNE - Vous défendez de longue date la cause des femmes et de la diversité. Comment jugez-vous la place des femmes aujourd'hui dans le monde de la finance ?

CHRISTINE LAGARDE - Totalement insuffisante ! La finance reste un monde d'hommes, même si le FMI et demain la BCE sont dirigés par des femmes. Kristalina Georgieva et moi-même faisons exception. Et c'est très dommage. Le prix Nobel d'économie vient d'être attribué, pour la deuxième fois en dix ans, à une femme notamment, Esther Duflo, pour ses travaux remarquables sur les questions de pauvreté. Cela devrait permettre d'ouvrir les yeux et les esprits !  Il y a trop peu de femmes à des postes de  responsabilité dans le monde économique et financier.

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D'après une étude du FMI, seuls 2% de la totalité des banques dans le monde sont dirigées par des femmes. C'est une aberration, alors qu'elles ont du talent, et que ce sont elles, qui, le plus souvent, gèrent les finances de la famille, la cellule économique de base, car elles sont connues pour leur gestion prudente, rigoureuse, et leur vision à long terme. Dans les banques, la féminisation des instances dirigeantes s'accompagne, d'ailleurs, très souvent d'une diminution des risques financiers.

Etes-vous favorable à des quotas, sur le modèle de la loi Copé-Zimmermann, pour améliorer la diversité de genre dans les comités exécutifs ? Quel rôle les banques centrales et les institutions financières publiques peuvent-elles jouer ?

Je suis favorable aux quotas bien sûr ! Je l'ai déjà dit plusieurs fois. Et je vous le redis volontiers : sans des quotas imposés par le haut, nous n'y arriverons pas. La loi Copé- Zimmerman de 2011 en France visant 40% de femmes dans les conseils d'administration va dans le bon sens. La France est un pays pionnier en Europe dans ce domaine.

Mais, en France comme ailleurs dans le monde, l'accent doit être mis sur la promotion des jeunes femmes dans les filières scientifiques, où elles restent sous-représentées. Le chiffre stagne à 20% à l'échelle internationale. Dans ces filières, il faudrait imposer des quotas de femmes de 30%. Chacun sait que ce sont les études scientifiques qui conduisent à la finance, mais aussi aux métiers de la technologie, du digital à l'intelligence artificielle, de la recherche médicale au secteur spatial. Les femmes ne peuvent pas rester à l'écart de ces métiers du futur, à haute valeur ajoutée, déterminants pour notre avenir. Sur ce sujet, c'est aux pouvoirs publics d'agir.

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Ensuite, les entreprises publiques ou privées peuvent aussi s'imposer leurs propres quotas. La Banque centrale européenne, par exemple, s'est fixé, en 2013, comme objectif d'atteindre 35% de femmes aux postes de direction fin 2019. Si elle y parvient, ce sera très bien. Le monde des banques centrales reste un monde d'hommes. Il faut le féminiser y compris au plus haut niveau de la BCE, celui du directoire et du Conseil des gouverneurs. Le Parlement européen insiste sur la diversification du directoire et il a raison. Les gouvernements aussi devraient s'employer à nommer des femmes à la tête des banques centrales nationales.

Vous avez préconisé « un leadership plus féminin » comme l'un des ingrédients importants de la réforme du secteur financier, estimant que « si Lehman avait été Sisters au lieu de Brothers, le monde serait peut-être différent aujourd'hui ». En quoi des femmes dirigeantes auraient-elles peut-être pu empêcher la crise ? Considérez-vous que les femmes ont un rapport différent à l'argent et au risque ?

Il existe des études académiques très sérieuses, basée notamment sur la psychologie cognitive, publiées dans des revues comme le Quarterly Journal of Economics de Harvard. Les femmes, c'est prouvé, prennent moins de risques financiers. Elles apportent de la stabilité. Le FMI a également publié des études sur ce sujet.  Les femmes apportent aussi une diversité de points de vue, ce qui réduit le risque de pensée unique. Donc je suis convaincue qu'avec plus de femmes à des postes de responsabilité dans la finance, on aurait évité des prises de risques excessives, qui ont abouti à la crise financière la plus terrible de l'après-guerre, dont on peine à panser les plaies, 11 ans après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers. Donc, oui, avec « Lehman Sisters » on se serait sans doute mieux portés !

Partageriez-vous une ou des anecdotes personnelles illustrant le sexisme ordinaire auquel vous avez été confrontée dans votre carrière ?

Au début de ma carrière, lorsque j'ai voulu entrer dans un grand cabinet d'avocats d'affaires à Paris, j'avais demandé si je pourrais, un jour, être « associée ». Et on m'a répondu : « C'est exclu. Vous êtes une femme... ». Autant dire que j'ai tourné les talons; je suis allée dans un cabinet américain, Baker & McKenzie, dont l'associée gérante à Paris était une femme... Autre anecdote : au cours d'une conférence, avec des associés masculins, j'ai été traitée de « péronnelle » et écartée d'un dossier sur l'énergie que je maîtrisais pourtant parfaitement sur le plan juridique. Il y en a eu d'autres évidemment. Il y a très peu de femmes associées dans les cabinets d'avocats, encore aujourd'hui.

Quel message souhaiteriez-vous adresser aux états-majors des grandes institutions financières en vue de faire progresser la mixité au plus haut niveau ?

La féminisation de la finance n'est pas une option, c'est une nécessité. Il en va de la stabilité du secteur financier et de nos économies en général. A l'échelle de l'OCDE, les femmes n'occupent que 20% des sièges des conseils d'administration des plus grandes entreprises cotées en bourse. C'est encore très insuffisant. Les institutions financières doivent donner l'exemple, et promouvoir la féminisation de l'économie en général, car c'est bon pour la croissance mondiale. L'OCDE avait estimé en 2012 que si la participation des femmes au marché du travail était semblable à celle des hommes, le gain de croissance pour le PIB serait de 12% d'ici à 2030.

L'Europe est bien placée pour la participation des femmes au travail ; les pays nordiques et les pays baltes, l'Allemagne et la France. Mais nous sommes loin de l'objectif fixé par la Commission européenne d'un taux d'emploi des femmes de 75% en 2020. L'effort à faire ne concerne pas uniquement le monde de la finance.

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Comment remédier à la discrimination subie par les femmes en termes d'inclusion financière ?

Dans le monde, 1,7 milliard de personnes n'ont pas d'accès aux services bancaires, et un milliard sont des femmes.  C'est un frein considérable à leur insertion dans la vie professionnelle, un frein à la croissance. Il y a eu des progrès. En Amérique latine, en Afrique, en Inde, le micro-crédit et le paiement par téléphone portable ont permis à des millions de femmes d'accéder aux services financiers. Mais pour cela il faut garantir l'accès à internet dans les villages, et la maîtrise des outils. L'éducation est donc la question-clé. Il faut donc des politiques publiques efficaces, favorables à l'innovation, mais aussi une réglementation qui évite le développement de solutions relevant de la finance de l'ombre [non régulée, ndlr], où les risques pour les clients ne sont pas maîtrisés.

Propos recueillis par Delphine Cuny.

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Retrouvez les autres articles de notre Dossier spécial Femmes dans la finance dans La Tribune Hebdo n°306 disponible depuis le vendredi 18 octobre 2019 en kiosques (version papier) et sur notre site (en version numérique).