Fincantieri, ce partenaire de Naval Group qui joue un inquiétant double jeu

Par Michel Cabirol  |   |  1925  mots
Fincantieri ne montre pas une réelle volonté de favoriser son partenaire français dans le cadre de leur alliance à l'exportation (Crédits : Naval Group)
En dépit de son alliance avec Naval Group, Fincantieri ne semble pas jouer le jeu à l'exportation avec son partenaire français. Bien au contraire.

[Article publié le 16.01.2019 à 6h56, mis à jour le 19.01 à 15h40 avec droit de réponse de la société Fincantieri, ainsi que la réponse de La Tribune]

Brésil, Pérou, Roumanie, Egypte, Emirats Arabes Unis, Arabie Saoudite... La liste des pays est longue, bien trop longue où le chantier naval italien Fincantieri joue un double jeu avec son partenaire français, Naval Group. Les deux groupes sont pourtant en train de mettre en place une politique commune commerciale supervisée par les ministères de la Défense des deux côtés des Alpes. Le délégué général pour l'armement Joël Barre a d'ailleurs rencontré à cet effet avant Noël son homologue italien. Mais Fincantieri reste très agressif dans les pays où Naval Group est pourtant en pole position pour remporter des commandes notamment en raison de références passées fortes. Au point même de saboter les chances de son partenaire français dans certains de ces pays. C'est le cas en Roumanie, en Egypte ou encore aux Emirats Arabes Unis. Et quand ce n'est pas le cas, Fincantieri ne se montre pas du tout très fair play, voire plus comme au Brésil. D'une façon générale, Fincantieri ne montre pas une réelle volonté de favoriser son partenaire français dans le cadre de leur alliance.

Naval Group joue le jeu de l'alliance

De son côté, Naval Group semble en revanche jouer le jeu du partenariat. La direction du groupe naval français aurait, selon nos informations, proposé aux Italiens une offre commune en Grèce où Fincantieri n'a pourtant aucune référence à ce jour. En janvier 2009, le ministère de la Défense grec, le KYSEA, l'organe de décision des acquisitions,  avait fait le choix historique de la France contre l'Allemagne, pourtant partenaire de la Marine de longue date. Depuis, Naval Group est le favori pour vendre quatre frégates FREMM puis des FTI. Interrogé par La Tribune, Naval Group n'a pas souhaité commenter cette information. En revanche, le groupe naval réfléchit à la demande de Fincantieri de lui laisser le champ libre au Pérou. Pourquoi ? Naïveté ou volonté à tout prix de faire une alliance ?

D'une façon générale, ce partenariat entre les deux groupes doit se concrétiser par la création d'une société commune contrôlée à parts égales. Une parité obtenue par les Italiens uniquement grâce au contrat remporté au Qatar (3,8 milliards d'euros pour Fincantieri). Doha fut le seul pays export de Fincantieri en 2017 et que l'obtention de ce contrat se serait déroulée dans des conditions pour le moins opaques. En outre, Naval Group et Fincantieri prévoient notamment de préparer des offres conjointes pour des programmes binationaux et les marchés export, de déployer une supply chain plus efficiente (achats croisés, meilleurs rapports qualité-prix, effets volume, etc...), de mener conjointement des projets de recherche et d'innovation.

Au Brésil, Fincantieri a failli éliminer Naval Group

Selon des sources concordantes, Naval Group a attendu longtemps, très longtemps une réponse de Fincantieri à sa proposition de présenter une offre commune au Brésil pour participer au programme Tamandaré, qui prévoit l'acquisition de quatre corvettes par la marine brésilienne. A tel point que le groupe naval français a failli être éliminé de la compétition sans avoir la possibilité d'y concourir. Pourquoi ? Les Français ont appris au tout dernier moment que les Italiens n'allaient pas jouer vraiment le jeu d'une offre commune, en déposant en catimini une proposition en solo. Déjà sélectionné en amont pour le design des futures corvettes, le chantier naval italien n'aurait pas dû être autorisé à concourir, étant de fait juge et partie... En conséquence, Naval Group a dû bâtir en une quinzaine de jours seulement, à la hâte une offre.

En coordination avec la société pour les projets navals Empresa Gerencial de Projetos Navais (EMGEPRON), la Direction de la gestion du programme de la marine brésilienne a annoncé en octobre une "liste restreinte" de quatre consortiums toujours en course sur les 21 groupes ou consortiums intéressés au départ. Initialement, la marine ne devait sélectionner que trois finalistes. Il semblerait que Naval Group ait été finalement rajouté in extremis. Cette liste restreinte ne comprend que des groupes navals européens qui se sont associés à un partenaire brésilien : Águas Azuis (ThyssenKrupp Marine Systems et Embraer), Damen et Saab Tamandaré, FLV (Fincantieri et Vard), et, enfin, Villegagnon (Naval Group et Enseada), qui propose une corvette Gowind de 3.200 tonnes.

En outre, Fincantieri pourrait bénéficier du réchauffement des relations entre le Brésil et l'Italie : en décembre 2010, seule l'intransigeance italienne à exiger l'extradition de Cesare Battisti avait amené le président brésilien de l'époque Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula, à annuler la commande du siècle (cinq FREMM, cinq OPV et un ravitailleur) qu'il s'apprêtait à signifier à Fincantieri. Avec la signature de l'acte d'extradition de Cesare Battisti par l'ancien président Michel Temer le 14 décembre dernier, et l'arrestation de l'Italien en Bolivie peu après, l'affaire semble en voie de règlement entre le président Jair Bolsonaro et le ministre de l'Intérieur italien, Matteo Salvini et pourrait être un élément décisif du gouvernement brésilien en faveur du chantier italien pour le projet de quatre corvettes nationales Tamandaré.

En Egypte, Fincantieri pourrait torpiller Naval Group

Alors que Naval Group pourrait laisser le champ libre à Fincantieri au Pérou, les Italiens se sont bien gardés de rendre la politesse aux Français en Egypte : sollicité par Le Caire, qui cherche des chantiers avec du crédit, Fincantieri n'a pas hésité à répondre à cette demande. Loin d'être gêné ou d'en informer son partenaire, le chantier naval italien a proposé, explique-t-on à La tribune, une frégate FREMM (la tête de série, la Bergamini) ainsi que deux corvettes de type Qatar, lesquelles ont été vendues 800 millions d'euros l'unité, hors armement. L'accompagnement financier de l'opération est complet : crédit couvrant toute l'opération avec des garanties de restitution d'acomptes au crédit acheteur, un moratoire de paiements et des étalements de remboursement. Autant de facilités que l'Allemagne est prête également à donner au Caire mais que les autorités françaises, frileuses financièrement envers les Égyptiens, ne voulaient pas faire.

Pour mémoire, la France propose la vente des deux dernières Gowind 2500 à la marine égyptienne, qui en avait acheté quatre en 2014 plus une frégate FREMM. L'industrie navale espère toujours le déblocage de la commande de deux Gowind 2500 voire d'une FREMM à l'occasion de la visite d'Emmanuel Macron (27-29 janvier). L'attitude de Fincantieri dans ce pays illustre parfaitement la façon de procéder du chantier naval italien qui ne joue absolument pas le jeu de la coopération.

En Roumanie, Fincantieri oeuvre en coulisse contre Naval Group

Si Naval Group a déjà fort à faire en Roumanie pour contrer Damen, le nouveau favori de Bucarest, Fincantieri, déjà présent sur deux sites roumains, travaille lui aussi en coulisse pour faire avancer son offre. Et uniquement son offre qui est pourtant arrivée en dernière position sur le plan financier. Le chantier italien a noué un réseau qui a des liens avec l'un des hommes les plus puissants de Roumanie, le président social-démocrate de la Chambre des députés Liviu Dragnea, ainsi que les services roumains. Selon la presse roumaine, Liviu Dragnea, condamné en juin dernier à trois ans et demi de prison pour abus de pouvoir, ne serait pas insensible aux arguments de Fincantieri.

Damen, pourtant favori depuis le début, n'a pas vu venir le retour de Fincantieri. Associé au chantier roumain Galati, et opérant le chantier de Mangalia comme actionnaire minoritaire, le chantier néerlandais semble pourtant distancé en raison des accusations de corruption qui pèsent sur lui et qui ont émaillé les articles de presse roumaine depuis novembre. Pour l'heure, Bucarest n'a fait que suspendre l'appel d'offres qui avait été pourtant gagné par Naval Group.

Aux Emirats, Fincantieri insiste pour faire dérailler Naval Group

Aux Emirats Arabes Unis (EAU), où l'homme fort, MBZ, a donné sa préférence aux deux Gowind Combat de Naval Group, Fincantieri comme Damen jouent le pourrissement des négociations, effectivement très dures entre Emiriens et Français. Les Italiens proposent une corvette et deux patrouilleurs dans le cadre d'une société commune locale. Si Damen n'y a vendu que des coques civiles et tente par le biais de Thales Nederland de troubler le jeu français, Fincantieri est implanté dans ce pays du Golfe. Il avait remporté un contrat de corvette (dite Abu Dhabi) en 2009, et deux patrouilleurs Falaj-2 en 2010 et a créé une société commune Eithad Ship Building (ESB) avec le groupe Al Fattan ship Industry. Il garde l'ambition d'obtenir  une commande additionnelle des bâtiments déjà vendus.

Les Emirats arabes unis (EAU) ont annoncé en novembre 2017 vouloir acquérir deux corvettes Gowind, construites par Naval Group en partenariat avec la société émirienne, Abu Dhabi Ship Building Company (ADSB). Ce projet d'acquisition est assorti d'une option pour deux bâtiments supplémentaires, selon Naval Group. Au dernier jour de sa visite présidentielle dans ce pays du Golfe allié de la France, le Chef de l'Etat Emmanuel Macron avait fait cette annonce lors d'une conférence de presse, après une série d'entretiens avec le prince héritier d'Abu Dhabi et commandant en chef adjoint des forces armées des Emirats, Mohammed ben Zayed al-Nahyane.

En Arabie Saoudite, Fincantieri concurrence Naval Group

Enfin, en Arabie saoudite, un pays où Naval Group a exporté les frégates Sawari I et II et les modernise actuellement. De son côté, le groupe italien n'a jamais rien vendu mais il  tente de prendre pied en proposant depuis octobre 2016 à la Marine saoudienne le même paquet naval que celui qu'il avait vendu au Qatar peu avant...Le chantier italien profite également de l'intérêt saoudien pour le bâtiment de projection Kalaat Beni Abbès, vendu par Fincantieri en Algérie en 2011... En conséquence, les Italiens ne jouent jusqu'ici pas vraiment le jeu de l'alliance sur ces différents dossiers. Ce qui n'est pas le cas de Naval Group, qui est prêt à sacrifier certaines campagnes commerciales au profit d'une alliance bancale. Pourquoi ?

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DROIT DE RÉPONSE DE LA SOCIÉTÉ FINCANTIERI

Fincantieri s'inscrit en faux totalement contre les informations rapportées dans l'article publié par La Tribune et intitulé: "Fincantieri, ce partenaire de Naval Group qui joue un inquiétant double jeu," signé par Michel Cabirol.

Depuis l'annonce le 23 octobre 2018 du projet d'Alliance avec Naval Group en vue de constituer une société commune, la collaboration entre les deux sociétés progresse de manière totalement satisfaisante, notamment dans le domaine des offres pour des programmes binationaux et les marchés export avec des accords que Fincantieri n'entend pas rendre publics afin d'éviter de fournir le minime avantage à la concurrence.

Fincantieri Media Relations, à Trieste, le 17 Janvier 2019

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LA RÉPONSE DE "LA TRIBUNE"

En dépit du droit de réponse de Fincantieri, l'auteur de l'article confirme ses informations. Il est à noter que le démenti du chantier naval italien est global, et par conséquent très flou.

La Tribune, à Paris le 19 janvier 2019