"L'Oréal veut conquérir 1 milliard de nouveaux consommateurs" (Jean-Paul Agon, PDG)

Acquisitions, innovation, mutations économique, digitale et sociétale... Le PDG du géant du luxe, Jean-Paul Agon décrypte la stratégie et les nouvelles missions de L'Oréal.
Jean-Paul Agon : "C'est à l'entreprise de faire progresser le social et le respect de l'environnement partout où elle est présente"

Comment L'Oréal affronte les nouveaux changements économiques avec un basculement des marchés vers les pays émergents ? L'Oréal est-il préparé à ce nouveau paradigme ?
Affronter n'est pas le bon terme, je préfère celui de s'adapter. Le monde actuel est en mutation, une mutation profonde et très rapide. La mission d'une entreprise est de s'adapter à ce monde, qui se transforme. C'est un sujet qui est essentiel et sur lequel nous communiquons en interne de façon permanente. Nous avons déjà bien réfléchi à ce sujet. Je vois trois grandes mutations : économique, digitale et les nouveaux rôles de l'entreprise. L'entreprise du 21e siècle doit être profondément différente de l'entreprise de la fin du 20e siècle à la fois parce que le monde a changé, le digital est arrivé et parce qu'elle doit se comporter comme une entreprise citoyenne.

La croissance de L'Oréal est-elle dans les pays émergents ?
L'OCDE estime que la classe moyenne va passer de 1 milliard de personnes à 2,5 milliards dans une dizaine d'années, notamment dans les pays à forte démographie. C'est le phénomène marquant de ce début du 21e siècle. Pour L'Oréal, entreprise de grande consommation qui vend principalement des produits de beauté aux classes moyennes, cette explosion représente une formidable opportunité. Très concrètement, le potentiel de consommateurs directement intéressés par les produits de bonne qualité comme ceux de L'Oréal, qui peuvent se les offrir et les consommer régulièrement, va passer de 1 à 2,5 milliards de clients dans les dix ans qui viennent. Ce n'est pas rien. D'où l'objectif fixé de conquérir 1 milliard de nouveaux consommateurs dans les dix prochaines années. Nous sommes les premiers à l'avoir annoncé.

Mais c'est aussi un challenge très compliqué. Car une Asiatique ne ressemble pas une Européenne…
… Dans un métier comme la cosmétique, les produits sont liés aux types de consommateurs, et plus précisément aux types de peau. C'est vrai que nous ne proposons pas les mêmes produits cosmétiques ou de soins de la peau pour les Asiatiques, pour les Caucasiens ou pour des Africains. Nous avons mis en place une stratégie d'universalisation qui tient compte de la culture de beauté de chaque pays et le respecte. Ce qui est très intéressant, c'est que le milliard de nouveaux consommateurs va être complètement différent du milliard de consommateurs historiques. 90 % d'entre eux vont venir de Chine, d'Inde, d'Indonésie, du Brésil et un jour d'Afrique.

Un milliard de clients nouveaux veut-il dire doublement de votre chiffre d'affaires ?
Pas forcément. Le « deuxième milliard » de consommateurs ne va pas acheter tout de suite autant que notre « premier milliard » si je puis m'exprimer ainsi. Mais, sans aucun doute, L'Oréal va élargir sa base de consommateurs. Car je suis convaincu que de toute façon il y aura de 1 à 1,5 milliard de personnes supplémentaires, qui vont vouloir s'offrir des produits cosmétiques de bonne qualité. Que L'Oréal soit présent sur ces marchés ou pas. Notre vrai enjeu est donc de bien nous positionner là où il faut, avec les bonnes marques, les bons prix et les formules de nos laboratoires de recherche.

La mutation digitale est-elle réellement une révolution pour L'Oréal ?
La mutation digitale est très importante pour L'Oréal. Elle va révolutionner notre métier en changeant profondément et pour le mieux la relation avec les consommateurs. Pourquoi ? Parce que dans beaucoup de circuits de distribution, la relation avec le consommateur était une relation limitée. Par exemple pour le mass-market, notre relation avec le consommateur se résumait à un message publicitaire de 30 secondes à la télévision ou une double page dans la presse. Et puis c'était tout. Les consommateurs allaient dans les magasins, choisissaient leurs produits, les utilisaient… Nous ne savions pas toujours s'ils étaient contents ou pas.

Quels changements concrets ?
Le digital aujourd'hui change toute notre communication. En amont, nos messages sont plus longs informatifs, avec des contenus d'images et d'explications. Le choix du consommateur est aujourd'hui complètement éclairé de manière différente avec des conseils d'utilisation online. Avant, il était tout seul face à son produit. Ce n'est plus le cas. Enfin, très important, la relation avec le consommateur continue après l'achat. Nous pouvons établir une relation de suivi individualisée. C'est un nouveau paradigme complet. D'une certaine manière en caricaturant cette relation avec le consommateur, elle n'avait pas énormément changé depuis la création de L'Oréal jusqu'à l'arrivée du digital. L'arrivée du digital la change radicalement mais le virage est presque naturel.

L'Oréal pourrait-il devenir distributeur de ses propres produits grâce au digital ?
Non. Nous sommes des créateurs, des concepteurs et des fabricants de produits de beauté mais nous ne sommes pas du tout des distributeurs. Ce n'est pas notre désir et un objectif économique. A chacun son métier. Notre métier est de savoir décoder les rêves, les désirs, les souhaits et les besoins des consommateurs pour créer un grand produit. Notre modèle est un modèle économique plus rentable que le modèle « retailer ».

Et la troisième mutation ?
Elle est également très importante. Quels sont les nouveaux rôles des entreprises ? Qu'attendent les parties prenantes - consommateurs, citoyens, leaders d'opinion… - des entreprises ? Auparavant les entreprises étaient considérées comme un acteur économique, qui emploie des salariés, enregistre des performances économiques et enrichit ses actionnaires. Au 21e siècle, l'opinion attend beaucoup plus d'une entreprise. Elle attend d'une entreprise qu'elle se comporte véritablement comme une entreprise citoyenne. Au-delà de la performance économique, il y a la performance sociale et bien sûr environnementale. C'est à l'entreprise de faire progresser le social et le respect de l'environnement partout où elle est présente. Elle remplit un rôle dont on voit bien que les Etats ont de plus en plus de mal à remplir : un rôle de développement citoyen, de contribution à l'amélioration à l'environnement, de partage avec les communautés qui entourent l'entreprise etc…Et, chez L'Oréal nous sommes prêts.

Que fait L'Oréal pour devenir une entreprise citoyenne ?
L'Oréal vient de lancer un grand programme il y a un mois environ appelé « Sharing beauty with all ». L'entreprise s'engage à l'horizon 2020 dans un certain nombre de domaines en matière sociale, d'environnement, d'innovations durables, de consommation durable.

Quelles sont les limites de la mission sociétale et sociale des entreprises ? Se substituent-elles au rôle de l'Etat ?
Les entreprises ont un rôle qui devient de plus en plus large mais l'Etat a toujours son rôle.

Jusqu'où s'élargit-il ?
Chez L'Oréal, nous avons pris par exemple la décision d'étendre à l'ensemble de nos collaborateurs du monde entier une protection sociale très supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui et très supérieure à ce que font beaucoup d'entreprises. Notre projet en matière de prévoyance, de santé et de formation est très important pour nos collaborateurs, L'Oréal va étendre sa politique sociale à l'ensemble de tous ses employés dans le monde, y compris dans les pays où ce n'est pas une pratique courante ni même obligatoire. J'en suis personnellement très fier.

C'est en ce sens où vous vous substituez au rôle de l'Etat…
Chacun est sa place. En ce qui concerne L'Oréal nous avançons de manière très significative, partout dans le monde. Nous sommes à l'écoute de la société et nous prenons nos responsabilités.

Disons que c'est une vocation plus universaliste ?
Absolument. L'Oréal va plus loin et est en avance pas seulement en France mais partout où est l'entreprise.

Combien cela coûte ?
Cette politique a un coût mais aussi un bénéfice. Avec beaucoup d'effets positifs en matière de fidélité des collaborateurs, de leurs engagements et d'attractivité. C'est pour cela je n'entrerai pas dans la dialectique du combien cela coûte. Vous ne pouvez pas chiffrer le changement de comportement que cela induit. De même, l'éco-conception de tous nos produits va avoir un impact favorable à l'environnement. Même si c'est assez difficile à chiffrer, ce n'est pas un problème. C'est une question de responsabilité avant tout.

Mais j'imagine que vous n'avez pas eu le même discours face à votre conseil d'administration...
…Bien sûr que si. C'est ce que je leur ai dit.

Ne vous ont-ils pas posé la question du coût ?
Je vais vous donner la bonne réponse. Cela ne changera rien. Le programme « Sharing beauty with all » ne changera pas d'un point de base nos engagements d'amélioration de la rentabilité annuelle. Il n'y a pas eu d'arbitrage entre ce programme et la rentabilité de L'Oréal. Je ne vais certainement pas dire à mon conseil d'administration et à mes actionnaires que nous allons lancer ce projet et qu'il faut accepter que la rentabilité progresse moins vite. D'une manière générale, je suis convaincu que la seule issue est toujours par le haut. Pour L'Oréal, cela passe par de meilleures pratiques sociales, une éco-conception pour que l'entreprise soit plus vertueuse mais aussi plus performante. Et si on me pousse dans mes retranchements, je dirai que tout ce que l'on fait là est la condition sine qua non de la performance économique et de la rentabilité de l'entreprise pour les dix ou vingt ans qui viennent. Si nous ne le faisions pas, les actionnaires pourraient légitimement se poser la question : est-ce que l'entreprise pourra continuer à être performante si elle ne fait pas tous ces gestes.

D'où vous vient ce concept d'universalisation ?
D'une remise à plat de notre stratégie. Il y a eu un moment structurant pour L'Oréal. La crise a coïncidé de manière accidentelle avec le centenaire de l'entreprise en 2009. C'était le bon moment pour réfléchir et pour se poser vraiment les bonnes questions : quelle est notre mission, notre raison d'être, notre vision, notre ambition, et enfin notre stratégie ? Cela n'avait jamais été défini aussi clairement. Le besoin de définir notre feuille de route n'existait pas auparavant. Nous avons défini la mission de l'entreprise : L'Oréal c'est la beauté pour tous. Notre mission est d'offrir le meilleur de la cosmétique à toutes les femmes et les hommes de la planète en matière de qualité, de sécurité et d'efficacité en respectant tous les idéaux de beauté dans leurs plus grandes diversités. Voilà notre mission.

Quelle stratégie pour y parvenir ?
Nous avons réfléchi à notre stratégie mondiale : fallait-il avoir une stratégie multi-domestique c'est-à-dire adaptée à chaque pays ou une stratégie internationale et globale et donc complètement homogène au niveau mondial mais moins adaptée localement. A travers cette réflexion, nous avons bien compris que dans notre métier il faut à la fois avoir une vision globale - les marques sont globales et les circuits de distribution sont les mêmes partout - et en même temps la beauté est un sujet très culturel. Très régional en tout cas. Le modèle économique de la beauté doit être un mélange entre des marques mondiales et des produits qui sont réalisés pour des consommateurs au niveau régional. C'est la globalisation dans le respect des différences. Mais comme nous voulions que notre stratégie soit unique, nous avons inventé un mot - l'universalisation. Nous étions sûrs que personne n'utilisait le même terme. Nous ne voulions pas dire mondialisation. Car la mondialisation, c'est vendre à tout le monde le même produit.

L'innovation est-elle un plus pour L'Oréal ?
L'innovation est le cœur de l'entreprise. L'Oréal investit fortement dans la recherche avancée comme peu d'entreprises cosmétiques. L'innovation a pour mission de mettre au point de nouvelles molécules actives et ces molécules nous permettent d'avoir une vraie supériorité de performance par rapport à nos concurrents.

Comment est-elle organisée sachant que la beauté est très culturelle ?
La recherche avancée, qui est centralisée en France, est par définition mondiale. La molécule trouvée va être utile pour le monde entier et ensuite sa formulation va être différenciée selon les régions. La recherche appliquée, qui a pour mission de transformer une molécule en un principe formulatoire, est déclinée sur plusieurs hubs régionaux : en Amérique du Nord à New-York, en Amérique latine à Rio, au Japon, à Shanghai pour l'Asie du Nord et à Bombay pour l'Asie du Sud. Les chercheurs travaillent en réseau de façon à être capables à la fois d'inventer des molécules, des formules, des produits adressés au monde entier. En même temps ils sont capables de les adapter de manière appropriée à chaque région du monde et parfois de travailler sur une innovation pour un marché donné qui peut après se révéler être une innovation intéressante pour le monde entier. Enfin, le développement, troisième étape de l'innovation, a pour mission de réaliser des formules finalisées.

Avez-vous un exemple d'un produit local qui a eu un succès mondial ?
L'exemple le plus fameux, ce sont les BB Cream et sa formidable déferlante. Ce produit de tradition coréenne était utilisé par les jeunes filles coréennes. Un produit qui fait tout en un, qui hydrate, protège et donne bonne mine. Nous avons mis au point ce produit et nous l'avons lancé dans le monde entier. C'est un très grand succès !

Quelle stratégie d'acquisition pour L'Oréal ?
Il existe une idée reçue qui est fausse, selon laquelle L'Oréal ne réalise pas d'acquisitions. Depuis un siècle, nous avons une politique continue d'acquisitions à tel point que toutes les marques du groupe L'Oréal ont été acquises, à l'exception d'une, L'Oréal. Toutes les autres marques ont été acquises au cours de l'histoire et aujourd'hui 75 % du chiffre d'affaires de L'Oréal est fait par les marques acquises au cours du temps : Garnier, Lancôme, Vichy, Biotherm, La Roche Posay, Yves Saint Laurent, Kiehl's….

Comment procédez-vous pour choisir vos cibles ?
La stratégie de L'Oréal est fondamentalement basée sur l'acquisition mais avec une vision très originale. Nous voulons des pépites. Une pépite, c'est quoi ? C'est une petite marque qui peut devenir grande après avoir repéré qu'elle avait des caractéristiques exceptionnelles pour devenir une grande marque mondiale. Toute l'histoire de L'Oréal est là. Par exemple, Garnier a été racheté quand l'entreprise était une PME. Aujourd'hui, elle réalise 2,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. C'est aussi le cas de Lancôme qui enregistre aujourd'hui 2 milliards de chiffre d'affaires, et plus récemment La Roche Posay, rachetée quand elle réalisait 15 millions d'euros en 1988. Aujourd'hui, elle dépasse les 500 millions d'euros.

Une croissance externe rentable…
Notre politique d'acquisitions montre que croissance externe et croissance interne ne s'oppose pas. Bien au contraire. La croissance par acquisitions de pépites nourrit la croissance organique. La croissance organique que l'on réalise aujourd'hui est nourrie pour une très grande part grâce à la croissance organique des marques que nous avons rachetées il y a quelques années. C'est toute la dynamique. Nous complétons en permanence notre portefeuille de marques, que je compare à un puzzle. Il y a toujours des pièces à compléter. Car ce qui est formidable dans notre métier c'est que le puzzle n'est jamais terminé puisque le marché se recompose en permanence. Il y a des nouveaux marchés qui apparaissent, de nouveaux segments qui naissent etc… Toute l'idée pour nous est de rechercher la pièce manquante du puzzle. Soit parce que nous ne l'avons pas, soit c'est un produit, un segment ou un marché qui vient d'apparaître à l'image des deux marques que nous avons racheté ces deux dernières années : Clarisonic et Urban Decay.

En avril 2014, l'accord liant Nestlé (29,3 % de L'Oréal) à la famille Bettencourt (30,5 %), qui prévoyait un droit de préemption réciproque, ne sera pas renouvelé au-delà de 2014. Comment abordez-vous cette échéance ?
N'oubliez pas que c'est Nestlé qui détient 29,5 % des actions de L'Oréal et non pas le contraire. Il faut donc poser cette question à Nestlé. La balle est dans le camp de Nestlé, qui a été un excellent actionnaire de L'Oréal pendant 40 ans. Le président du conseil d'administration de Nestlé a déclaré que le conseil réfléchissait sur l'avenir de cette participation. Ce qui est tout à fait normal. Que toutes les options étaient sur la table. Ce qui est également tout à fait normal. C'est à Nestlé de considérer ses options. Et nous de notre côté, nous faisons notre métier qui est d'être prêt quelque soit les décisions prises.

L'Oréal est-il prêt à racheter la participation de Nestlé ?
Je n'ai pas de commentaire à faire là-dessus. J'ai déjà rappelé que nous avions des moyens financiers importants. De plus, notre participation dans Sanofi, clairement une réserve, représente ainsi 8 à 9 milliards d'euros.

Est-ce que comme Bernard Arnault, vous pensez que Arnaud Montebourg fait du bon travail ?
J'ai trois convictions très simples. Pour qu'une entreprise réussisse dans le monde aujourd'hui et en particulier une entreprise française, elle doit faire des produits de qualité, innover et les vendre dans le monde entier. Tout ce qui peut être fait au niveau du gouvernement pour aider, stimuler et encourager les entreprises qui rassemblent ces trois qualités va aider l'économie française.

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Commentaires 2
à écrit le 15/12/2013 à 20:09
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toujours pas mon épouse , a lire ce qu il y a dans les produits sa fait peur. bien sa crée de l emplois , et sa tue en même temps , mais qu est ce que l on ferait pas pour etre belle

le 11/01/2014 à 19:17
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"Champoing" est le champion du français!!!! Mais qu'est-ce que l'on ferait pas pour bien écrire.

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