Renault : les marchés inquiets d'une gouvernance incarnée par le seul Carlos Ghosn

Par Nabil Bourassi  |   |  1567  mots
Carlos Ghosn qui concentrait tous les pouvoirs dans l'alliance Renault-Nissan a récemment cédé sa place de PDG chez Nissan, où il reste néanmoins président du conseil d'administration. Il n'a toujours pas fixé d'héritier officiel chez Renault.
Le rapport de la DGCCRF visant un possible dieselgate concernant Renault met en cause directement Carlos Ghosn. Des investisseurs s'interrogent désormais sur les conséquences pour Renault d'une chute précipitée de celui qui concentre les pouvoirs dans l'alliance Renault-Nissan. Malgré de très bons résultats financiers et commerciaux, l'action Renault est en fort recul en Bourse.

Une polémique de plus qui fera peut-être déborder le vase... Pour les marchés, le sujet est désormais sur la table. La mise en cause directe de la responsabilité de Carlos Ghosn dans l'affaire des moteurs diesels de Renault entache un peu plus le bilan du patron de Renault, ou du moins sa légitimité à poursuivre à la tête du groupe.

Le constructeur automobile français aurait trompé le consommateur à travers des "dispositifs frauduleux" de nature à modifier la réalité des émissions de polluants, d'après le rapport de la DGCCRF qui a enquêté pendant un an sur les moteurs diesels de la marque au losange avant de transmettre le dossier au parquet de Paris qui a ouvert une information judiciaire. La DGCCRF va encore plus loin, d'après les fuites publiées par la presse, puisqu'elle indique n'avoir trouvé aucune trace de délégations de pouvoir. Autrement dit, le responsable s'appelle Carlos Ghosn.

Renault consterné par les accusations

La direction de Renault a immédiatement dépêché Thierry Bolloré, le directeur général délégué à la compétitivité, pour prendre la défense de son supérieur. Dans Le Figaro, après avoir dénoncé les mensonges qui circulent autour de la présence d'un logiciel tricheur, il ajoute "trouv[er] affligeant de lire qu'il n'existe pas de délégations de pouvoirs chez Renault. C'est évidemment faux". Un porte-parole de Renault précise à La Tribune que la documentation sur les délégations de pouvoirs a bien été transmise à la DGCCRF.

Il faudra des mois voire des années pour déterminer la réalité des accusations de la DGCCRF et de la responsabilité de Carlos Ghosn si l'infraction était bel et bien caractérisée par la justice. En attendant, cette suspicion devrait perdurer comme une épée de Damoclès sur la pérennité de la gouvernance du groupe automobile, notamment dans ses rapports avec les autorités publiques.

Des affaires qui s'accumulent...

Et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'entre celui-ci et son premier actionnaire, l'ambiance n'est pas à la fête. D'abord parce que l'État doit rendre des comptes à son opinion publique qui comprend de moins en moins les fantastiques émoluments de Carlos Ghosn. Chaque année, ce sujet fait polémique, et est aggravé avec la publication des rétributions autrement plus importantes que lui versent Nissan. L'opinion publique n'a pas non plus oublié le malheureux et regrettable épisode de la fausse affaire d'espionnage qui a conduit Renault à licencier trois de ses salariés au motif qu'ils avaient transmis des documents confidentiels à des entreprises chinoises. Carlos Ghosn avait, à l'époque, défendu ces lourdes accusations au 20h de TF1. Quelques semaines plus tard, l'opinion publique découvrira, effarée, que ces accusations étaient fausses. Carlos Ghosn s'en tirera en livrant son numéro deux, Patrick Pélata, comme fusible à la vindicte populaire.

L'autre sujet qui a bien failli faire voler en éclat le reste de bonne entente entre l'État et Carlos Ghosn a été l'affaire des droits de vote double. En 2014, Carlos Ghosn avait tout tenté pour empêcher que cette disposition prévue par la loi Florange soit entérinée par l'Assemblée générale des actionnaires, arguant que son partenaire, Nissan, n'accepterait pas une montée en puissance de l'État dans les décisions de Renault. Bercy avait alors opéré un extraordinaire forcing dans le capital de Renault en rachetant 5% d'actions supplémentaires pour culminer à 19,75% du capital et 23% des droits de vote afin de faire adopter la disposition en AG. Furieux, Carlos Ghosn n'avait pas hésité à mettre en scène ses divergences avec son principal actionnaire en convoquant un conseil d'administration de Nissan (qu'il dirigeait) menaçant d'une rupture de l'alliance.

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Une intégration irréversible ?

Cette opération a eu un effet dévastateur sur la perception de l'alliance par les marchés qui, depuis, s'interrogent sur sa pérennité, ou du moins celle de son État-major. Après tout, cette alliance repose essentiellement sur des mutualisations de plateformes industrielles et des directions d'achats. Des synergies conséquentes qui se comptent en milliards d'euros chaque année mais rien d'irréversible, l'histoire du secteur automobile l'a maintes fois prouvée (Renault-Volvo, Daimler-Chrysler, Volkswagen-Suzuki...).

Pour Elisabetta Magnaghi, maître de conférence de finance à l'université catholique de Lille, "on ne peut parler de véritable alliance, il s'agit d'un partenariat fondé avant tout sur des synergies industrielles". "Cette alliance reste néanmoins un cas d'école de partenariat réussi dans ce secteur, notamment à propos des bonnes pratiques de gestion d'un partenaire en difficulté", admet-elle.

"Mais le rachat de Mitsubishi est un signal de Nissan qui montre que Nissan n'a plus besoin de Renault. C'est d'ailleurs une des conséquences de la gestion intrusive de l'État français dans les affaires de Renault", remarque l'universitaire.

De son côté, Bertrand Rakoto, analyste automobile indépendant, juge que "l'intégration des deux groupes ne leur permet pas de devenir indépendant l'un de l'autre [...]. Les achats, les plateformes et les moteurs sont partagés et il semble difficile de séparer Renault de Nissan sans dommage majeur pour les deux groupes".

Le pouvoir centralisé autour de Carlos Ghosn

Au-delà des synergies industrielles, nombreux sont les analystes qui pensent que le ciment de cette alliance est fondé autour de la personnalité de Carlos Ghosn, un risque que dénoncent certaines sources de marché.

"L'affaire soulevée par la DGCCRF met encore une fois en cause la gouvernance de Renault et de l'alliance. Elle pose de vraies questions sur l'équilibre des pouvoirs et l'absence de respect des contres-pouvoirs", nous explique une cadre d'un grand fond de gestion.

Ainsi, il est possible que Nissan soit bien moins intéressé par l'alliance sans Carlos Ghosn, véritable idole au Japon pour avoir accompli le spectaculaire redressement du constructeur automobile au début des années 2000. Au-delà de la problématique, la question de la succession est également une autre source d'interrogation pour les marchés.

"La gouvernance de l'alliance et l'équilibre entre les deux groupes principaux sont garantis par la légitimité de Carlos Ghosn. Il est donc impératif qu'il puisse préparer sa succession", explique Bertrand Rakoto.

C'est le sens de l'arrivée d'Hiroto Saikawa à la tête de Nissan. Mais côté Renault, le flou est total sur le plan de succession. Officiellement Carlos Ghosn n'a plus de numéro deux. Il faut dire qu'il en a déjà usé deux : Patrick Pélata, comme cité précédemment, et Carlos Tavares qui a eu le tort d'afficher ses ambitions et a fini par prendre la tête de PSA, non sans succès d'ailleurs. Il y a bien Thierry Bolloré, considéré comme le dauphin non-déclaré de Carlos Ghosn. "Ce serait bien", nous confie un bon connaisseur de l'entreprise, "il est devenu le principal interlocuteur des institutions extérieures", nous indique-t-il.

Pour Elisabetta Magnaghi, la transition risque d'être difficile :

"Le mode de gouvernance est entré dans l'ADN des deux entreprises, il est très personnalisé autour de la personne de Carlos Ghosn. L'enjeu pour elles est de trouver un dirigeant qui saura imprimer sa marque dans ce modèle de gouvernance."

Un bilan en demi-teinte chez Renault

Enfin, si Carlos Ghosn jouit d'un bilan irréprochable chez Nissan, on ne peut pas en dire autant chez Renault. PDG depuis 2005, celui qui a fait doubler les volumes de vente de Nissan n'est pas parvenu à faire changer d'envergure l'ex-régie qui vend presque autant de voitures qu'il y a vingt ans aux débuts de l'alliance. Le groupe a réussi à retrouver des couleurs avec l'arrivée d'un nouveau designer qui a totalement revu la gamme en y ajoutant de l'attractivité et du sex-appeal. La progression des ventes de 13% en 2016 permet enfin de replacer Renault dans une dynamique de croissance. Les résultats financiers ressortent également à des niveaux record, y compris la marge opérationnelle.

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Il n'empêche, les investisseurs ne suivent pas. Reflet de leur humeur, l'action s'inscrit en baisse de 4% depuis le 1er janvier là où son compatriote, le groupe PSA, progresse de 19%. Le titre détient également la plus forte baisse du CAC40 depuis un mois. La polémique autour des diesels pèse, d'autant plus qu'elle comporte en elle ce risque de remise en cause managérial.

Le mandat de Carlos Ghosn à échéance dans un an

L'État français devra sûrement faire son examen de conscience. Il a affaibli le PDG d'un groupe aux ambitions internationales, faisant mine d'ignorer que si le rapport de force actionnarial est effectivement du côté de Renault, il est en réalité inversé dans les faits. Mais son plus grand tort aura sûrement été de ne pas avoir obtenu de Carlos Ghosn un mode de gouvernance plus équilibré et moins pyramidal. Le renouvellement de son mandat en 2018 sera une source de forte tension sur le titre si le prochain gouvernement traîne trop à statuer sur ses intentions. Sauf si Carlos Ghosn règle une fois pour toute le sujet en intronisant un véritable numéro deux...