
Les temps sont durs pour Uber et Lyft. La semaine passée, un juge californien a rejeté une requête de leur part visant à obtenir un sursis dans la mise en conformité avec la loi AB5. Entrée en vigueur dans le Golden State le 1er janvier dernier, celle-ci contraint Lyft et Uber à classer leurs chauffeurs comme employés et non comme indépendants. Avec les avantages que cela implique pour ces derniers : assurance maladie, assurance chômage et salaire minimum, notamment.
Voyant que les deux entreprises ne respectaient pour l'heure pas cette loi, le juge Ethan Schulman, de la Cour supérieure de Californie, les a mises en demeure de le faire le 10 août, sous un délai maximal de dix jours. C'est à la suite de cette décision qu'Uber et Lyft ont demandé un sursis qui leur a été refusé. Dans ce contexte, les deux entreprises ont annoncé qu'elles pourraient temporairement cesser leurs opérations dans leur État d'origine à compter du 20 août, le temps de mettre en place les ajustements nécessaires pour être en conformité avec la loi.
Difficile, toutefois, de ne pas aussi voir dans cette annonce un moyen de pression. Mis le dos au mur, Uber et Lyft jouent leur va-tout, tablant sur le vide que laisserait leur départ de Californie pour le public et les chauffeurs afin d'obtenir des concessions de la part des autorités. Leur objectif est de gagner du temps, en espérant tenir jusqu'au mois de novembre, date à laquelle les Californiens seront invités à se prononcer sur une proposition de loi qui pourrait amener un nouveau renversement dans ce feuilleton.
Baptisée « Proposition 22 », elle permettrait aux entreprises comme Lyft et Uber de continuer à classer leurs chauffeurs en indépendants, tout en garantissant à ces derniers des protections supplémentaires en matière de santé et d'assurance, ainsi qu'un revenu minimal. Initiative populaire soumise via le système de démocratie directe à l'œuvre en Californie, elle a été largement soutenue et financée par Uber, Lyft et DoorDash, un autre acteur de la gig economy, qui ont, à eux trois, investi 100 millions de dollars dans sa promotion. Uber et Lyft ont également incité leurs utilisateurs à voter en faveur de la Proposition 22 via leurs applications respectives.
Une troisième voie est-elle possible ?
La question du statut des chauffeurs de Lyft et d'Uber, et des travailleurs de la gig economy en général, suscite la controverse depuis déjà plusieurs années. Uber et Lyft justifient leur refus de se conformer à la loi AB5 par la grande flexibilité dont bénéficient leurs chauffeurs, qui rend selon eux le statut de salarié peu adapté. Tous deux ont ainsi annoncé qu'ils seraient contraints de se séparer d'une part importante de leurs effectifs en l'absence d'un compromis. Lyft a affirmé qu'entre 10 et 20% des chauffeurs californiens actuels seraient embauchés, tandis qu'Uber a estimé que le nombre de chauffeurs actifs par trimestre passerait de 209 000 à 51 000. Ils ont également annoncé que la flexibilité offerte aux chauffeurs serait réduite : ceux-ci devraient par exemple planifier leurs heures à l'avance et gagner un salaire horaire plutôt que d'être payés à la course.
Si certains chauffeurs conduisent à plein temps, d'autres n'effectuent que quelques heures à droite à gauche pour compléter leurs revenus. Ce sont ces derniers qui ne pourraient probablement pas être classés comme employés, et seraient donc exclus de l'application. Ce sont également eux qui fournissent majoritairement des courses dans les zones suburbaines, que les taxis n'ont jamais pu couvrir faute de rentabilité. Le public situé dans ces zones pourrait donc également pâtir de la mesure, carte sur laquelle jouent Uber et Lyft.
C'est pour éviter d'en arriver à cette situation, qui ne satisferait selon elles personne, que les deux entreprises souhaitent négocier une troisième voie à travers la Proposition 22, qui doterait les chauffeurs d'un statut hybride, entre salarié et indépendant. Dara Khosrowshahi, le directeur général d'Uber, a rédigé une lettre à Donald Trump dans lequel il propose la création d'une nouvelle catégorie pour les salariés, adaptée aux besoins de la gig economy. Dans une tribune parue dans le New York Times (1), le 10 août, il développe cette idée, expliquant notamment comment des entreprises comme la sienne pourraient verser des cotisations à un fond pour couvrir les dépenses de santé des chauffeurs et leur accorder des congés payés.
La viabilité de l'industrie en question
Dans leur bras de fer avec les autorités californiennes, la crise économique qui sévit actuellement outre-Atlantique suite à l'épidémie de Covid-19 pourrait jouer en la faveur de Lyft et Uber. Uber affirme travailler avec plus de 200 000 chauffeurs dans le Golden State, et Lyft près de 325 000 (2) - sachant que de nombreux chauffeurs travaillent pour les deux à la fois. Dans ce contexte difficile, la Californie peut-elle risquer de voir ces derniers perdre leur gagne-pain, même momentanément ? « La grande majorité des chauffeurs veulent continuer à travailler comme indépendants. À l'heure où plus de 3 millions de Californiens se retrouvent sans travail, nos élus devraient chercher à créer des emplois plutôt qu'à détruire toute une industrie », affirme un porte-parole d'Uber.
Selon un sondage (3) réalisé en mai sur 734 chauffeurs américains par Harry Campbell, ancien chauffeur Uber et auteur du blog The Rideshare Guy, 71 % d'entre eux seraient en effet satisfaits de leur statut d'indépendants. Mais ils sont également très nombreux à dénoncer la précarité de leurs conditions, d'autant que le coronavirus a mis en relief les fragilités de ce modèle. Lorsque le confinement a été instauré, nombre de chauffeurs se sont retrouvés sans clients et donc sans source de revenus.
« Avant la pandémie, je conduisais entre 60 et 70 heures par semaine, qui me rapportaient entre 1 000 et 1 200 dollars. Désormais, je ne fais pas plus de 200 dollars par semaine. Conduire n'est plus rentable dans ces conditions. Tous les chauffeurs que je connais sont dans la même situation », confie Christopher, un chauffeur basé à San Diego. Christopher est membre d'une association de chauffeurs baptisée Rideshare Drivers United, qui se bat actuellement pour obtenir le respect de la loi AB5 et aide les chauffeurs à monter leur dossier pour demander le chômage. « Nous souhaitons simplement que Lyft et Uber se conforment à la loi, donnent aux chauffeurs le statut d'employé et les protections qu'ils méritent. »
Ce changement aurait naturellement un coût pour ces deux entreprises, qui perdaient déjà de l'argent avant la crise et ont été frappées de plein fouet par celle-ci. Le nombre de courses commandées sur Uber a décru de 80 % au printemps par rapport à la même période l'an passé, conduisant l'entreprise à lancer deux vagues de licenciements successives de 3000 et 3700 employés. Lyft a, de son côté, licencié 982 personnes fin avril. Les deux entreprises affirment que le respect de la loi AB5 détruirait leur modèle économique. Mais celui-ci a-t-il jamais été viable ?
_______
2. https://www.wsj.com/articles/uber-lyft-ordered-to-classify-drivers-as-employees-11597106349
3. https://therideshareguy.com/california-sues-uber-and-lyft-for-misclassifying-workers/
Sujets les + commentés