Luxe et développement durable peuvent-ils faire bon ménage ?

Ce jeudi 6 mai s'ouvre au palais de Tokyo à Paris le salon 1.618 consacré au "luxe durable", dont La Tribune est partenaire. Pour Jean-Noël Kapferer, Professeur à HEC Paris et titulaire de la Chaire Pernod-Ricard sur les marques de Prestige, cela ne fait pas de doute : "luxe et développement durable sont très proches"

La Tribune : Luxe et développement durable partagent-ils un même avenir ?


Jean-Noël Kapferer : Forcément et très naturellement. Le développement durable n?est plus une question : c?est une obligation pour tous, quels que soient les secteurs. Le luxe est par essence très proche des préoccupations du développement durable car il se nourrit de la rareté et du beau et a donc intérêt à les préserver. De plus le luxe, qui vend du bonheur intense, ne peut par définition accepter de polluer et de contribuer à l?enlaidissement de la planète.

Qu?est-ce qui caractérise le secteur du luxe ?

On a tendance à mettre sous le vocable "luxe" bien des marques qui n?en sont pas. Or si l?on parle de luxe, il faut donc le repérer et ne pas le confondre avec les marques de masse prestige. Le vrai luxe met la qualité devant la quantité, à la différence du  "masstige" qui reprend les codes extérieurs du luxe mais au profit d?une stratégie de volume en réalité .
Le luxe est une démarche caractérisée par l?absence de contraintes. Loin de tout objectif traditionnel de coût de revient, de prix ou de volumes, le luxe libère la créativité au service du beau et du plaisir. Sur le plan du modèle économique, le vrai luxe est aux antipodes de la baisse des coûts, mais se situe dans l?accroissement radical de la valeur ajoutée. Hermès, en est le prototype par exemple. or cette Maison est la seule qui aie connu l?an dernier une croissance forte, malgré la crise économique. C?est l?apanage des valeurs sûres, celles qui ont une conception très haute de la notion de qualité et de beau.
Pour savoir si l?on a vraiment affaire à une marque de luxe, il convient d?observer le comportement de l?entreprise. L?examen des pratiques du vrai luxe , c?est à dire des marques mettant en ?uvre une vraie stratégie de luxe ( Voir notre livre « Luxe Oblige » ) , montre combien déjà elles sont du côté du développement durable
- le vrai luxe ne délocalise pas sa production, sauf pour chercher un savoir faire qui n?existe plus.
- le vrai luxe vend des produits qui durent, que l?on ne jette pas
- le vrai luxe valorise les métiers rares, manuels et tient à les préserver
- le vrai luxe veut préserver les matériaux rares qu?il utilise
- le vrai luxe est dans le temps long
- le vrai luxe a le culte de la qualité
- la part de travail manuel ou encore le pourcentage de produits anciens dans la gamme sont des signes qui ne trompent pas. Le luxe consiste précisément à vendre de grands classiques avec une image de mode. Chanel N° 5 est dans le top ten mondial or ce parfum date de 1921 !! Mais si le luxe est une perception, un sentiment, c?est aussi une industrie. Une industrie qui a cru en développant l?accès à des moments de plaisir exceptionnels, ou des objets à forte intensité hédoniste.

Quelles questions se posent quant à la compatibilité du luxe et du développement durable ?

Le gâchis écologique se situe en réalité ailleurs : dans la consommation des produits à cycles de vie courts, des vêtements à la mode donc jetables après la saison, des biens de grande consommation dont les emballages finissent immédiatement dans les poubelles, dans la consommation impulsive stimulée par les prix bas ?
Cela ne veut pas dire que le luxe ne doive pas aller plus loin. Sans le clamer haut et fort, il le fait déjà. S?adressant à une clientèle éduquée et sensible au beau sous tous ses aspects, les marques de grand luxe sont déjà en train de mettre en ?uvre des actions très concrètes . Tous les grands groupes de Luxe ont créé au niveau corporate des équipes dédiées à la question et qui gèrent avec les PDG des marques des programmes importants de mise aux normes du développement durable. Par exemple, bientôt, toutes les bouteilles des grandes marques de champagne seront plus légères.

N?y aurait il pas alors de contradictions alors entre le luxe et le développement durable ?

Certes, alors que le luxe est un monde de rêve , de créativité et de liberté, à l?inverse, le développement durable introduit des contraintes nouvelles , mais c?est au service du beau collectif , un rêve aussi en soi .
D?aucuns mettent en plus dans le concept de développement durable - sans le dire - le rêve d?une société plus austère ,plus économe , qui maîtrise ses désirs et ses rêves individuels et s?en tienne à ses besoins . On n?est pas loin de la décroissance. De ce point de vue le fait de rouler dans une voiture dotée d?un moteur de 6.5l chevaux semble une hérésie. Le luxe automobile, qui signale déjà l?inégalité des richesses entre individus, se caractérise aussi par une très forte inégalité de "pollution". Et nous ne parlons pas des yachts et des hélicoptères.
Mais Bentley travaille déjà sur un modèle au Bio-Fuel, Ferrari teste en F1 des process qui capturent l?énergie cinétique pour la restituer ?Toutes les marques de luxe sont engagées dans un processus irréversible : elles le peuvent d?autant plus facilement que leurs clients l?attendent et peuvent en payer le surcoût. Le luxe n?est pas confronté à l?obstacle prix qui freine le développement durable dans la grande consommation : les consommateurs le veulent mais pas s?il faut payer plus cher.
L?un des principaux problèmes posés par la volonté d?introduire une préoccupation DD à court terme est celui de la qualité. Prenons un exemple : le meilleur polo du monde est la chemise 12x12 de Lacoste . Ce n?est pas un hasard : un cahier des charges intraitable depuis 75 ans et, pour le satisfaire, la sélection des meilleurs cotons au monde comme le pima du Pérou ou celui d?Egypte. Hélas, pour le moment, les cotons biologiques et ceux issus du commerce équitable ne sont pas produits en quantité suffisante et offrent une qualité bien trop variable, qui ternirait la réputation de qualité de la chemise au crocodile. La qualité totale des polos Lacoste ne peut pas être bio aujourd?hui de ce fait. Le vrai challenge, en l?espèce, c?est d?améliorer non le luxe mais la qualité du coton « durable ». Dior Cosmétiques a supprimé les silicones mais ce sont eux qui donnent le toucher lisse, le plaisir expérientiel sur la peau. Il travaille sur des substituts aussi agréables en termes d?expérience, mais cela nécessite des recherches et du développement.

Existe-t-il des produits de luxe satisfaisant aux exigences du développement durable ?

Certains en effet se demandent si un produit de luxe qui respecterait des critères durables reste réellement du luxe.
Par essence, rappelons-le, le luxe est plus conforme à l?idéal du développement durable que les produits de grande consommation. On se trompe donc de cible en visant le luxe. Certes le luxe c?est l?inutile, mais c?est un inutile comme l?art, qui élève l?homme car il est rare. Le drame du développement durable trouve sa source ailleurs : dans l?impulsion frénétique d?achats inutiles, dans la société de consommation des biens bon marché, destinés à être jetés après usage . Le luxe est aux antipodes de cela.
Les produits de luxe "durables" existent déjà : il suffit d?examiner l?hôtellerie de luxe écologique. Une chaîne chilienne a ouvert des hôtels remarquables en plein désert chilien et en Patagonie. On y trouve les développements les plus avancés du développement durable (énergie, gestion des déchets, eau, nourriture bio, recyclage, insertion dans l?éco-système, travail avec les populations locales, respect de la biodiversité, etc)?et paiement d?une taxe carbone car les voyageurs viennent de loin. De plus on accède à une nature unique, préservée donc rare. En période creuse, la nuit est à 650 dollars.
Dans l?architecture, luxe et développement durable cohabitent bien car c?est la technologie (chère) qui permet aux maisons les plus luxueuses d?être aussi les plus performantes sur le plan environnemental.
La voiture électrique Tesla elle aussi peut devenir un produit de luxe. En effet, le luxe est dans la marque, pas seulement dans les produits, et ce sont ses clients célèbres qui apposent leur sceau.
 

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