Un géographe politiquement incorrect

Lieu commun : les Français ne connaissent pas leur géographie. Refrain des potaches de France et de Navarre : « La géographie, c'est plein d'ennui, mais l'histoire, c'est bonnard. » Un peu court tout de même. La société nomade, avec ses cartes en bandoulière, écarquille les yeux et cherche des repères. La mondialisation de l'information oblige à pointer sur le globe, ici le Chiapas mexicain, là les tremblements de frontières du côté de la Bosnie ou d'ailleurs. Irritant pour certains, mais respecté de beaucoup La géographie, qui a repris du poil de la bête, notamment dans les médias, secrète de nouvelles grilles de lecture des soubresauts de la planète. Et elle s'est réappropriée l'expression « géopolitique », pourtant honnie pendant des lustres pour ses connotations nationalistes et ses fiançailles trop zélées avec l'Allemagne nazie (Geopolitik). Principal protagoniste de ce retournement, Yves Lacoste. Géographe, professeur d'université, auteur, il est le fondateur, il y a vingt ans, de Hérodote, revue qui affiche clairement ses ambitions géopolitiques, au risque d'irriter certains, mais d'être respecté de beaucoup d'autres. Yves Lacoste balaie d'un revers de main quelques croyances qu'il juge malsaines : « La géopolitique est née avant le nazisme, avec la république de Weimar, qui devait discuter, après la Première Guerre mondiale, des territoires à céder aux vainqueurs. Après l'éclipse du nazisme, elle refait surface au moment de la guerre, pour des questions de territoires, entre le Vietnam et le Cambodge, vers 1978. Le journal "le Monde" écrit alors "C'est de la géopolitique". » Il trouve un allié qui renforce, à ses yeux, le concept central de géopolitique : « La nation, soumise aux rivalités de pouvoir sur des territoires, et où il y a débat politique entre citoyens confrontés à ces rivalités de pouvoir. » « La géographie ça sert, d'abord, à faire la guerre » Avec un père géologue, il est permis de ne pas être trop surpris qu'Yves Lacoste soit devenu géographe. « Au fond, j'ai voulu refaire ce qu'il avait fait » (Penser la Terre, Editions Autrement, 1995). Sa propre histoire montre que le mouvement est sa gymnastique préférée, que la politique lui est chevillée au corps, que son goût de l'information et de la polémique est fortement chargé d'adrénaline. Citons, pêle-mêle, sa naissance au Maroc, suivie d'un grand va-et-vient entre la métropole et l'Afrique du Nord comme enseignant et chercheur, sa mission au Vietnam après le bombardement des digues du fleuve Rouge par les Américains (« Je suis un colonial anticolonialiste »), son adhésion au Parti communiste, qu'il quitte en 1956, son ambition de faire aimer la géographie en démontrant que c'est aussi l'action. En 1973, il concocte la création d'une revue et publie La géographie ça sert, d'abord, à faire la guerre (Editions La Découverte). Une provocation qui cristallise vite l'animosité de certains géographes. Et puis, il y a ce numéro un de Hérodote, qui jaillit comme un pétard dans le milieu professoral au début de 1976 sous l'intitulé « Géographie de la crise, crise de la géogra-phie ». L'homme est un mélange détonnant. Difficile à attraper. Toujours la barbichette en avant, comme un sismographe portable prêt à détecter les éruptions sociopolitiques de la planète, et le cerveau tout proche pour dresser les cartes des causes et conséquences . « Après 68, l'un de mes patrons m'a envoyé à Vincennes. Je me suis trouvé face à une majorité de sociologues qui trouvaient que la géographie, c'était con ! Je les ai retrouvés en partie à Paris VIII, avec des étudiants en histoire qui avaient décrété de ne plus faire de géographie. Je leur ai dit : je vous comprends. Et je me suis engagé à ne pas employer le jargon des géographes. » C'est avec ce petit noyau d'universitaires qu'il propose à l'éditeur François Maspéro de soutenir une revue. Hérodote ? Le nom lui plaisait. Ce Grec d'Asie mineure, que certains appellent le « père de l'histoire » (un pied de nez d'Yves Lacoste qui le considère aussi comme le premier géographe), est plutôt mal vu chez les intellectuels. Les chroniques qu'il a léguées à la suite de ses voyages ne sont pas prises au sérieux. « Trois siècles plus tard, Plutarque a écrit contre lui », explique Yves Lacoste, parce qu'il « ne s'est pas contenté de jouer les touristes. Il a notamment montré que les Grecs n'étaient pas unanimement contre leurs ennemis d'alors, les Perses ». Une opinion politiquement incorrecte du côté de l'Athène dominatrice, mais menacée du « siècle de Périclès ». De là viendrait cette image aujourd'hui controversée. « Il y a vingt ans, je ne savais presque rien sur lui, s'excuse Yves Lacoste. Mais, depuis six mois, je fais des recherches sur ce personnage qui fut peut-être le premier journaliste. » Désir de prendre un peu de recul ? Pas vraiment. Avec « Périls géopolitiques », il signe l'éditorial du premier numéro de cette année. Son travail suscite toujours des conflits. Lui, les conflits, il aime ça Admiré par beaucoup pour ses idées, certains géographes, même de son entourage, considèrent qu'il va parfois trop loin dans ses attaques. D'autres le trouvent de plus en plus « ombrageux », « qu'il se met trop de gens à dos ». Lui, les conflits, il aime ça. Avec l'institution universitaire, qu'il trouve trop encline à exclure le politique du magi-stère. Avec ses collègues de gauche (« comme moi ! », souligne-t-il), qui ne jurent que par l'économie. Là, Yves Lacoste n'y va pas par quatre chemins et fustige publiquement Roger Brunet, patron du GIP (groupement d'intérêt public), reclus de la maison de la géographie de Montpellier, à qui il reproche sa démarche structuraliste et « ses modèles géométriques immanents ». C'est la guerre aussi entre Yves Lacoste et ceux qui veulent dévier le concept de nation sur des terrains xénophobes. Il fait feu de tout bois au risque de ne pas toujours être convaincant. Et tire sa révérence par un postulat : « Je reconnais la culture de l'autre quand j'affirme ma propre culture. » JEAN-PIERRE BOURCIER Bio express 1929 : naissance au Maroc. 1939 : arrivée en France. 1946 : entre au Parti communiste. 1950 : enseignant. Travail de recherche au Maroc. 1952 : agrégation de géographie. 1954 : enseigne au lycée Bugeaud, en Algérie. 1955 : il est expulsé d'Algérie. 1956 : quitte le PC. 1972 : part en mission au Vietnam. 1976 : naissance de la revue Hérodote avec en sous-titre : « Stratégies, Géographies, Idéologies ». 1983 : le sous-titre d'Hérodote (qui est éditée par « La Découverte ») devient explicitement : « Revue de géographie et de géopolitique ».
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