Sauver la mémoire des entreprises

E 7 octobre dernier, Air France célébrait son 75e anniversaire. Pour commémorer cet événement comme il se doit, la compagnie aérienne n'a pas lésiné. Elle a financé, entre autres, une grande exposition qui s'est installée pour trois mois au Grand Palais et a investi, pour l'occasion, dans le déploiement d'une bâche publicitaire de 540 m2 sur sa façade. Elle a également créé un nouveau site, airfrancelasaga. com, retraçant l'histoire de la société à travers des images d'archives et deux ouvrages. Ce n'est pas la première fois que la compagnie nationale ressort des éléments de ses cartons pour promouvoir sa marque. Expositions itinérantes de photos dans des écoles, défilés d'uniformes des années 1940 à aujourd'hui... il s'agit selon Brigitte Lenozer de " consolider une culture d'entreprise afin de fédérer les employés, mais aussi de faire vivre la mémoire d'une entreprise et de l'alimenter ". Le service du patrimoine historique et culturel qu'elle dirige a été créé en 1998 et revêt des allures de caverne d'Ali Baba. Près de 1.500 affiches, 2.500 documents philatéliques, 250 maquettes, 300 oeuvres d'art originales, des décors d'avion, des jouets, des objets publicitaires, des dépliants, des carnets de vol, 200 000 photos, 2.000 bobines de films... la collection ­comprend de vrais trésors. Dont certains n'ont pas eu encore l'occasion d'être montrés au plus grand nombre faute d'avoir été numérisé. Cet énorme travail, qui ne peut être automatisé, est mené de front avec les bénévoles de l'association Musée Air France basée aux Invalides et accessible seulement aux spécialistes.À l'image de ce dernier, beaucoup de musées d'entreprise restent " virtuels " pour des raisons de coûts. Ce qui n'exclut pas une exploitation commerciale. À Limoges, la fondation Bernardaud a ainsi rénové une usine et l'a transformée en musée pour montrer les procédés de fabrication de la porcelaine. De quoi attirer le chaland pour, cela va de soi, l'inciter à acheter dans la foulée. Autre exemple, l'abbaye de la Bénédictine, à Fécamp, immortalise des siècles d'histoire et, évidemment, peu de visiteurs résistent à la tentation lorsqu'en fin de visite ils passent devant l'étalage des célèbres liqueurs.L'histoire, un outil marketing pour vendre ? Anniversaires, lancement de nouveaux produits... toutes les occasions sont bonnes pour ­communiquer. Et, pour ce faire, le passé est un précieux allié. Il est en effet de bon ton d'ancrer la marque dans une histoire comme si l'éloge du chemin parcouru avait des vertus rassurantes pour le consommateur. Autrement dit, le patrimoine d'une entreprise permet de renforcer son image. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les services d'archives sont presque toujours rattachés aux départements de la communication.TROIS SIECLES D'ARCHIVESL'entreprise Saint-Gobain a fait figure de pionnière en matière de valorisation de son patrimoine. À la tête du service des archives depuis 1974, Maurice Hamon a vu défiler bon nombre d'entreprises, soucieuses de s'inspirer du modèle mis en place par son groupe. " Saint-Gobain a été créé en 1665 : nous avons donc plus de trois siècles d'archives, dont certaines remontent à Louis XIV. En 1979, nous avons ­construit un bâtiment spécial à Blois. On pourrait aligner tous les dossiers sur 60 kilomètres tant il y en a ! ", précise-t-il. La richesse de ces documents donne lieu à des travaux scientifiques. Maurice Hamon a lui-même publié deux ouvrages sur l'histoire de Saint-Gobain. Il a aussi organisé, il y a deux ans, une grande exposition historique au musée d'Orsay. Un beau " coup " publicitaire et un moyen idéal pour expliquer ce qu'une marque porte en elle. Pour permettre aux entreprises de mettre en commun leurs réflexions sur ces problématiques et de partager leurs expériences, François Labadens a créé en 2001 un club intitulé Patrimoine et mémoire d'entreprises. " Nous fédérons des sociétés soucieuses d'organiser une gestion dynamique de leur patrimoine, quelle qu'en soit la forme. Il s'agit aussi de chercher des racines pour construire une appartenance. Par ailleurs, le passé des entreprises leur permet de tirer des enseignements pour leurs stratégies futures à condition que les valeurs évoluent. Il faut comprendre le changement et savoir l'expliquer ", analyse-t-il. Que faire du patrimoine ? Comment l'exploiter au mieux ? À quoi peut-il servir ? " Comprendre le passé permet de ne pas être condamné à le revivre, même si l'histoire semble obéir à une éternelle respiration à trois temps : conquête, crise et mutation ", explique Philippe Grangeon, directeur marketing et communication, en préface du livre publié à l'occasion du 40e anniversaire de Cap Gemini.Il est d'autant plus vital pour une entreprise de préserver sa mémoire dès lors qu'elle est confrontée à de profonds changements. C'est le cas, par exemple, quand les métiers évoluent. En passant du contenant au contenu, l'entreprise verrière BSN a effectué un virage stratégique pour devenir Danone. " Tous les salariés ont reçu sur leur bureau, lors de sa sortie, la biographie d'Antoine Riboud, retraçant l'histoire et les valeurs du groupe, aujourd'hui dirigé par son fils. Cette mémoire collective est un élément fédérateur essentiel ", explique Juliette Roy, directrice des études marketing au sein de Danone Eaux France. Préserver le patrimoine est également important dans les cas de fusions. Arcelor a réussi à préserver d'éventuelles déperditions d'informations après avoir uni son destin à celui de Mittal en 2006. " Il y a une vingtaine d'années, nous avons constitué en Lorraine un fond d'archives très important, géré par des professionnels très compétents qui ont mis en place un système informatisé permettant de retrouver très vite des données ", explique Daniel Soury-Lavergne, directeur général d'Arcelor-Mittal France. Il reconnaît toutefois que le concept d'archives historiques est très délicat dans un groupe nouveau.SYSTEME DE TUTORATLe départ de seniors peut également être perçu comme un danger. Ils représentaient la mémoire vivante de l'entreprise et avaient accumulé des savoir-faire, d'autant plus précieux dans le cas de métiers artisanaux qu'ils tendent à disparaître. Pour éviter de perdre à jamais ce substrat, de plus en plus d'entreprises consignent par écrit des archives transmises jusqu'alors de façon orale. Essilor a mis en place un système très original baptisé " essiboomers ". Les salariés en fin de carrière coachent les plus jeunes en vertu d'un système de tutorat. La marque a par ailleurs édité un ouvrage intitulé l'Épopée Varilux. Pour les entreprises, il est devenu essentiel d'inscrire leur histoire dans l'éternité !
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