L'Europe face au retour des États

La Commission européenne, chargée du contrôle des aides d'État, se félicitait l'an dernier d'en avoir réduit le montant à moins de 50 milliards d'euros : ­1.800 milliards d'aides publiques au secteur financier (garanties et participations) ont été annoncés le 13 octobre ! Elle demeure pourtant présente. Son président a participé au sommet de l'Eurogroupe. Elle a pris plusieurs décisions, entre avril et octobre, sur le sauvetage de banques. Elle a enfin publié, ce même 13 octobre, des " orientations " pour exposer ses critères d'examen des plans proposés par les États.Deux lectures de la situation sont possibles. Dans la première, la Commission applique le traité qui prévoit que sont compatibles avec le marché commun les aides destinées à remédier aux dommages causés par les " calamités naturelles et autres événements extraordinaires " et elle en minimise les effets négatifs sur la concurrence. Elle continue d'exiger que ces aides lui soient préalablement notifiées, elle dispose seule du pouvoir de décision, elle applique ses lignes directrices habituelles sur les aides au sauvetage et à la restructuration, elle préserve ses principes - non-discrimination, durée et montant réduits au strict minimum, contribution substantielle du secteur privé, ajustements structurels et contrôle de l'utilisation de l'argent public. Simplement, elle accélère le processus en statuant sous 10 jours (Irlande), voire 2 jours (Royaume-Uni, Danemark) et même désormais 24 heures, alors que le règlement de procédure prévoit 2 mois d'examen préliminaire et, en cas de " doutes " sur la compatibilité, jusqu'à 18 mois d'examen approfondi.Autorisation de la Commission.La philosophie serait inchangée : les aides publiques sont en principe prohibées car elles faussent le libre jeu du marché ; aucune aide ne peut être mise en oeuvre avant d'avoir été notifiée et autorisée par la Commission ; au fond, ne sont par nature compatibles que les aides " horizontales " qui corrigent une défaillance du marché (environnement, innovation, R&D...) et qui, surtout, sont définies par des " lignes directrices " de la Commission. Inversement, les garanties publiques aux entreprises en difficulté et les aides au sauvetage ou à la restructuration sont très sévèrement examinées, car il est malsain de maintenir en vie des entreprises que le marché condamne ; de même, rien n'est plus suspect que les prises de participations publiques.Ces initiatives sont examinées à l'aune du critère de " l'investisseur privé en économie de marché " : la puissance publique n'a le droit d'agir que si et dans la mesure où un investisseur privé " avisé " agirait. Une fois sortis de l'urgence et du risque systémique, nous reviendrions donc au statu quo ante.Dans l'autre vision des choses, nous sommes en voie de sortir de l'univers né de l'Acte unique et de la chute du mur de Berlin, dans lequel le marché est à la fois un principe, une boussole et la solution aux problèmes, et où les besoins résiduels de régulation sont confiés à des instances indépendantes des États - Commission européenne, BCE, régulateurs sectoriels (des marchés financiers, des télécommunications, de l'énergie, des activités ferroviaires...).La crise financière révèle qu'il est des situations où la puissance publique peut seule et doit intervenir, parce qu'elle a la légitimité démocratique, qu'elle lève l'impôt, qu'elle s'inscrit dans le temps long : seuls les États ont pu restaurer la confiance dans le système financier. Surtout, les motivations des pouvoirs publics diffèrent légitimement de celles des acteurs privés et des régulateurs techniques, comme cela a d'ailleurs été admis pour les obligations de service public.Enfin, les lourdes procédures régulatoires sont incompatibles avec la gestion de l'urgence. Le traité prévoit certes que le Conseil des ministres peut décider de la compatibilité d'une aide, en cas de " circonstances exceptionnelles " et à l'unanimité. Mais ce n'est pas ce qui vient de se passer. Ce sont les trois grands États qui ont informellement pris les décisions pour faire face au cataclysme financier et les ont imposées, au bénéfice de la présidence française. En réalité, la Commission les met en oeuvre : c'est le G4 qui l'a mandatée pour négocier avec l'Irlande et nul ne croit qu'elle interdira le sauvetage d'une banque insolvable.Il n'est pas indifférent que, simultanément, la PESC et la PESD produisent des résultats tangibles, selon une logique plus intergouvernementale : stabilisation de zones de crise, négociation avec l'Iran, intermédiation dans le Caucase. L'Europe est ici aussi tirée par les grands pays et même, dans le domaine militaire, par les deux seuls qui consentent un véritable effort et disposent d'armées crédibles. La contradiction est flagrante entre les résultats de ce pragmatisme et l'enlisement des sujets contraints par le formalisme et l'unanimisme communautaires (fiscalité, énergie, climat...).Trois défis majeurs.Si le système communautaire est une formidable réussite historique, si la libéralisation n'est pas contestable en elle-même, si le protectionnisme est une impasse, l'Europe reste mal armée pour affronter trois défis majeurs. D'abord, les exigences de la globalisation et les soubresauts nés de la sortie du paradigme de 1945, marqué par l'hyper-puissance américaine (industrielle, financière, monétaire, militaire, diplomatique et culturelle, sinon intellectuelle) ; cette phase s'achève tant du fait de l'abus de cette domination que de la montée en puissance des pays émergents. Ensuite, l'entrée dans l'ère du monde fini, de l'épuisement des ressources (énergies fossiles, matières premières, mais aussi eau potable, air respirable, terres fertiles, espèces animales) ; l'Europe n'aura jamais plus la jouissance quasi gratuite des richesses qui ont permis les deux premières révolutions industrielles. Enfin, l'accélération des bouleversements de tous ordres, qui exige une capacité à réagir en temps réel.L'Europe est au milieu du gué, car elle n'a décidé ni de ses frontières ultimes, ni de sa nature juridique finale, ni de son degré d'intégration définitif. Lorsque le flot gonfle et que la crue menace, c'est la situation la plus inconfortable. Prenons-y garde : la crise financière n'est peut-être que la première des catastrophes auxquelles nous aurons à faire face au cours de ce siècle, qui ne sera certainement pas la continuation du demi-siècle passé.
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