Comment « ils » ont fait sauter le monopole des jeux

C'est une bataille inégale qui restera comme un cas d'école de lobbying. Depuis une dizaine d'années, les Bwin, Unibet, PartyGaming et autres spécialistes du jeu en ligne se démènent pour arracher quelques morceaux d'une énorme proie de plus de 80 milliards d'euros ? le produit brut des jeux et paris en Europe ? sur laquelle une poignée de grands opérateurs historiques, tels de grands lions alanguis, jouissent depuis des décennies de droits exclusifs. Au prix de ruses et de risques inouïs et au mépris des lois nationales, ils ont fini par leur arracher quelques bas morceaux. Mais ils espèrent obtenir bien plus?: le droit de prendre part au festin en toute légalité. Et ils ne sont plus très loin d'y parvenir.Dans l'Europe des Vingt-Sept, un État sur trois, dont la France, est en train de préparer une réforme de sa législation sur les jeux ou s'apprête à le faire, selon un document confidentiel préparé par la présidence française de l'Union. Quatre pays, l'Allemagne, l'Italie, la Lettonie et le Royaume-Uni, ont achevé ce travail. Éric Woerth s'y emploie depuis son arrivée à Bercy. En décembre dernier, il a installé à cet effet la commission Durieux. Le 3 novembre, en marge du tournoi de tennis de Bercy, le ministre du Budget a promis de mettre sur la table du Conseil des ministres son projet de loi « d'ici à la fin 2008 », signant, en droit sinon en fait, la fin de très vieux monopoles. Le premier a été créé en 1836 pour la Loterie nationale, le second, en 1891, pour le PMU.séismeQue des opérateurs apparus tout au plus il y a quinze ans et dont l'activité représente 6 % du marché des jeux aient réussi à ébranler d'aussi vieux monopoles, dont les intérêts sont si étroitement liés à la puissance publique, ne laisse pas de surprendre. Un tel séisme ne s'explique que par la formidable puissance d'Internet. Elle leur a permis d'imposer leur présence « dans un double statut d'illégalité et d'impunit頻, note Benoît Le Brêt, associé chez Gide Loyrette Nouel à Bruxelles. La société Unibet opère depuis Londres un site en « .com » accessible partout dans le monde, tout en étant cotée à la Bourse de Stockholm et en ayant son siège à Malte, qui délivre des licences de façon très libérale? L'insolente assurance avec laquelle Unibet s'attaque aux monopoles des loteries nationales avait valu à son patron, Petter Nylander, d'être arrêté aux Pays-Bas en octobre 2007, un an après la plainte déposée par la Française des Jeux pour violation de son monopole sur les paris en France.Ces changements n'auraient pas été possibles sans le levier du droit européen. Les nouveaux opérateurs en ligne ont pris d'assaut la Commission européenne et les juridictions nationales dès la fin des années 1990. Ils crurent un temps que la fameuse directive Bolkestein, qui libéralise les services, leur permettrait d'accéder à tous les Européens depuis Malte, leur base arrière, ou le Royaume-Uni, qui a revu sa réglementation en 2005. Mais le lobbying effréné des monopoles nationaux leur permit de sortir du champ de la directive. Pour mémoire, en 2006, le Trésor public français a engrangé 60 % des 8,7 milliards d'euros du produit brut des jeux (chiffre d'affaires moins les sommes versées aux joueurs). Les opérateurs historiques, grisés par cette victoire trop facile, n'ont pas anticipé les batailles à venir, que leurs concurrents préparaient activement. En 2003, l'European Betting Association, devenue European Betting and Gaming Association, ouvre à Bruxelles un bureau de lobbying. Les paris mutuels hippiques, menacés et parfois déjà affaiblis par l'arrivée des bookmakers en dur ou en ligne, attendront eux cinq ans de plus pour faire de même. La Française des Jeux considère probablement qu'avec un (ou une) ministre des Finances siégeant au Conseil, elle dispose du plus efficace des lobbyistes.Reste qu'à Bruxelles, même les ministres ne peuvent pas tout. À ce jour, la Commission instruit des procédures d'infraction contre 10 États pour violation des règles du marché intérieur. Elle leur reproche, dans la plupart des cas, de refuser l'accès à leur marché à des opérateurs en ligne autorisés dans un autre État membre sans autre justification que la défense du monopole. La Suède et l'Allemagne, dont la réforme, très restrictive, est contestée, pourraient recevoir une nouvelle volée de bois vert fin novembre. Le feu couve aussi à Luxembourg. La Cour de justice a déjà engrangé sur le sujet 16 demandes d'avis de juges nationaux tiraillés entre les revendications des nouveaux entrants sur le marché et celles des opérateurs historiques.La dernière ligne d'attaque des briseurs de monopole se nomme « intégrit頻. Christel Schaldemose, une eurodéputée danoise, prépare un rapport sur les règles et procédures permettant de contrer les risques liés au jeu comme le blanchiment d'argent ou les inquiétants phénomènes d'addiction qu'il génère. Les opérateurs privés font donc tout pour éviter que les gouvernements brandissent l'argument d'ordre public pour protéger leur marché. Là encore, ils avancent sur un boulevard en dépit des inquiétudes légitimes que suscite le jeu en ligne (voir ci-contre), tant les opérateurs historiques ont été négligents sur ce point. « L'État n'est pas un opérateur responsable », admet sous couvert d'anonymat le lobbyiste d'un monopole.Reste le n?ud de toute l'affaire?: les rentrées fiscales. L'ouverture est un jeu « gagnant-gagnant », plaident les nouveaux entrants. Leur caution scientifique, l'économiste Jean-Jacques Rosa, montre dans un rapport de janvier 2008 qu'« une ouverture réglementée à la concurrence du segment en ligne du marché du jeu serait? sans incidence notable sur les finances de l'État ».prévalenceLe marché devrait croître tellement que le gain de part de marché des nouveaux opérateurs serait compensé par un effet de volume. Ce qui renvoie à la question de la prévalence du jeu et à ses risques? Il y a quelques années, il démontrait pour le compte des producteurs de cigarettes que les taxes sur le tabac excédaient les coûts de traitement des malades du cancer du poumon? nets des économies faites sur les retraites grâce à la surmortalité des fumeurs.À Paris, en ce moment même, on fignole les derniers détails de la future loi. Les paris hippiques devraient obtenir que le modèle mutuel soit préservé au motif qu'il permet le financement de la filière?: plus de 600 millions par an prélevés sur le produit des jeux. Les opérateurs en ligne semblent prêts à se plier à ce maintien de facto du monopole dès lors que les autres paris sportifs leur sont assez ouverts. Les casinos espèrent, eux, se sauver d'un déclin programmé depuis l'interdiction de fumer dans les lieux publics en allant sur le Web.Mais il y a ouverture et ouverture. Le directeur Europe de l'Ouest d'Unibet, Christophe Dhaisne, considère par exemple que « le modèle italien (Ndlr?: dont s'inspire la réforme française) est tout sauf optimal ». « Il est cadenassé, insuffisamment flexible? L'Italie a réussi à rapatrier quelques sites en « .com » mais ils reconnaissent que la croissance des sites opérant depuis l'étranger s'est accélérée. C'est un constat d'échec? Si l'ouverture avait été moins dissuasive, les rentrées fiscales auraient été décuplées », dit-il. Un argument qui ressemble à s'y méprendre à celui des producteurs de cigarettes. Ces derniers assurent qu'à trop augmenter les taxes, on favorise une contrebande? qu'ils sont les premiers à organiser.

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