Voici les vrais Slumdog

Slumdog Millionaire », le film de Danny Boyle, qui s'attend à recevoir une pluie d'oscars ce week-end, raconte l'histoire d'un jeune habitant de Dharavi, le grand bidonville de Bombay, qui gagne une fortune en participant à un jeu télévisé. Une très belle histoire, parfaitement imaginaire. Dans la réalité, il y a bien des millionnaires à Dharavi, millionnaires en roupies, ce qui n'est pas trop difficile (1 million de roupies équivaut à 16.000 euros), mais millionnaires en dollars aussi. Ces fortunes, considérables à l'échelle de l'Inde et colossales à celle d'un bidonville, n'ont pas été gagnées à la télévision mais en faisant du business. Car le plus grand bidonville d'Inde est avant tout un incroyable « quartier d'affaires ».Des ateliers entassés les uns sur les autres, des locaux où des dizaines de personnes trient des déchets à la main, des « usines » de 20 m2 abritant une machine à broyer le plastique, des ruelles encombrées de ballots, des toits en tôle qui servent d'entrepôts, une activité frénétique, incessante, étourdissante? Dharavi ne correspond en rien au cliché du bidonville fait de bâches et de cartons et de planches où survivent des miséreux. Avec ses 230 hectares et sa population estimée grossièrement à 700.000 personnes, Dharavi, situé en plein c?ur de Bombay, la capitale financière de l'Inde, est une vraie ville vouée avant tout à l'industrie et au commerce.Recyclage du plastiqueDes poteries, du textile, des produits alimentaires, de recyclage de matériaux, on fait de tout à Dharavi, où des milliers de microentreprises se nourrissent les unes les autres. Dans la chaîne de recyclage du plastique, par exemple, les ramasseurs, qui collectent dans tout Bombay, alimentent les trieurs, qui fournissent les broyeurs, qui transmettent aux fondeurs? L'activité de Dharavi s'incarne à travers une myriade d'entreprises, le plus souvent petites, et parfois très grosses dont le chiffre d'affaires cumulé se compte en centaines de millions de dollars.Au bas de l'échelle, on trouve par exemple Abbas Galwani, le potier, qui fait travailler trois membres de sa famille et trois ouvriers. Dans un atelier installé sur le toit de sa maison, il produit de la vaisselle et des objets décoratifs. Avec un chiffre d'affaires de 80.000 roupies par mois (1.300 euros) et un bénéfice de 30 %, il ne fait pas partie des millionnaires, mais il ne se plaint pas. Son jeune frère a suivi une formation de sept mois à la céramique pour monter en gamme, il a investi dans un four au gaz pour ne plus polluer, et il ne rêve que modernisation et développement.Un cran plus haut, voici Mohamad Nafish Khan, qui recycle le carton. Son entrepôt en tôle ondulée est encombré de ballots de vieux emballages, triés par ses quinze salariés. Un carton aux bords abîmés va être « rabot頻 et transformé en emballage « comme neuf ». Les déchets non récupérables seront recyclés. Sa PME réalise un chiffre d'affaires de 300.000 roupies par mois (4.500 euros), et son revenu, dit-il, représente 10 % de ce montant, soit près de dix fois les 3.500 roupies qu'il donne à ses ouvriers. Mohamad se plaint de la crise. Les cartons qu'il vendait à 7,5 roupies le kilo ne lui rapportent plus que 5 roupies aujourd'hui.égouts et poussièrePour se rendre dans le quartier du cuir, il faut traverser celui du plastique. Des rues, égouts à ciel ouvert, desservent des ateliers où des ouvriers broient des déchets de plastique dans une poussière infernale, vaguement protégés par un foulard sur le nez : inutile de dire que, à Dharavi, normes environnementales et règles d'hygiène n'ont pas cours.Chez Rajkumar Khandare, professionnel du cuir, c'est une vraie petite entreprise industrielle que l'on trouve. Employant une quinzaine de salariés, il dispose d'un parc de machines qui lui permet de traiter et de colorer les peaux, avant de les vendre aux fabricants d'accessoires. Son chiffre d'affaires de 5 millions de roupies par an (80.000 euros) lui rapporte une marge de 5 % à 10 %. business et innovationsIl apprécie par-dessus tout de travailler à Dharavi, dont la position centrale lui donne accès à un vaste marché. S'il devait s'en aller dans le cadre de la rénovation prévue du bidonville, il en est sûr : il perdrait sa clientèle.En haut de l'échelle, enfin, on trouve des gens comme Mohamad Mustaqueem, avec ses 800 salariés et ses 2,5 millions de dollars de chiffre d'affaires (voir encadré). Un cas exceptionnel, mais pas unique. M. Muthuswamy, à la tête d'une société de restauration, est un autre exemple de réussite spectaculaire. Sacré « roi de l'idli », une galette de riz très populaire en Inde du Sud, il approvisionne tout Bombay et affectionne d'aller prendre ses commandes en Mercedes?Cette vie économique intense a été saluée tout récemment par l'ex-ministre des Finances Chidambaram. À ses yeux, Dharavi « grouille d'idées de business et d'innovations ». Un bidonville prospère, si l'on ose dire, où la cohabitation entre ses millionnaires et ceux qu'ils font vivre semble sereine. « Aujourd'hui, il n'y a plus de misère à Dharavi, affirme Dinesh, qui y a passé toute son enfance. Tout le monde a l'électricité [parfois volée, Ndlr], presque tout le monde a la télévision. » Et les bâtiments sont largement en dur, même s'ils sont de bric et de broc. Dharavi n'en reste pas moins un bidonville, avec peu d'eau courante, pas de toilettes à domicile ni de système d'assainissement.Paradoxalement, la richesse de la vie industrielle et commerciale de Dharavi vient compliquer un projet majeur : celui de sa rénovation. Élaborée par le consultant immobilier Mukesh Mehta pour le compte de la municipalité de Bombay, l'opération vise à raser la totalité du bidonville pour édifier une cité ultramoderne. Les travaux seront menés à bien par des promoteurs qui fourniront des logements gratuits aux habitants du bidonville. En échange, ils vendront des logements haut de gamme qu'ils édifieront à côté, en profitant des prix exorbitants de l'immobilier de Bombay, l'un des plus chers du monde.Le problème, c'est que la population de Dharavi ne se laisse pas facilement convaincre. Les habitants recevront uniformément un appartement neuf de 27 m2, ce qui est avantageux pour nombre d'entre eux mais pas pour tous. Les artisans s'inquiètent de ne pouvoir travailler dans ces appartements, et les petites entreprises craignent de ne pas obtenir les surfaces dont elles ont besoin.Flambée de l'immobilierSi quelqu'un de l'envergure de Mohamad Mustaqueem voit tout l'intérêt de la flambée de l'immobilier qui résultera d'une telle rénovation urbaine, les petits entrepreneurs redoutent la disparition de leur affaire. « Les habitants des bidonvilles représentent un énorme potentiel électoral, explique Mukesh Mehta, nous ne sommes pas en Chine, les autorités font tout ce qu'elles peuvent pour leur donner satisfaction. »Le projet a déjà pris des années de retard. Alors que les consortiums intéressés doivent maintenant présenter leurs offres, la crise du crédit vient encore compliquer les choses. « La crise mondiale nous réjouit, lance Rajkumar Khandare, elle va repousser pour longtemps la rénovation de Dharavi ! » Et en attendant, les affaires continuent. n
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