Bruxelles face au lobby des laboratoires

Aujourd'hui, un cas comme celui du Mediator ne pourrait plus se produire en Europe », assurait récemment à « La Tribune » le porte-parole de la Commission européenne pour les questions de santé, Frédéric Vincent. Si le benfluorex était retiré de la vente en Espagne ou en Italie, comme ce fut le cas en 2003 et 2004, l'autorité française (Afssaps) et l'Autorité européenne du médicament (EMEA) ne pourraient plus faire l'autruche. Depuis 2005, l'échange d'informations sur les médicaments est obligatoire. « Il n'y a guère qu'à l'échelon européen que l'on peut diluer le risque de conflit d'intérêts. Pourquoi ne pas aller vers un système de contrôle uniquement européen ? » s'interroge l'eurodéputé Philippe Juvin, conseiller santé du candidat Sarkozy en 2007, également maire de La Garenne-Colombes et chef des urgences de l'hôpital Beaujon. « Si vous avez des escrocs au niveau national, vous pouvez en avoir au niveau européen, mais les contacts directs entre laboratoires et autorités publiques y sont plus compliqués », confirme sa collègue UMP Françoise Grossetête, à moitié rassurante.« Le gros du lobbying se fait dans les États membres car c'est là que se prennent les décisions sur les prix et le remboursement des médicaments », indique un conseil en lobbying ayant pignon sur rue. Mais il reconnaît que les Vingt-Sept tranchent de plus en plus de sujets de santé, comme le montrent deux réformes récemment adoptées par les eurodéputés : sur la pharmacovigilance, en raison des dégâts causés par les effets secondaires des médicaments (près de 200.000 morts par an), et sur la prise en charge des patients hors des frontières de leur pays. La législation sur l'« information des patients », en fait un assouplissement de l'interdiction de la publicité sur les médicaments pour lequel l'industrie se bat depuis des années, reste, elle, bloquée par les ministres de la Santé. Autant de sujets cruciaux pour les laboratoires. Et il y en aura d'autres. Le traité de Lisbonne élargit encore les compétences de l'Union, qui avait déjà permis par le passé de créer une procédure centralisée d'autorisation de mise sur le marché, via l'EMEA.En moyenne, les associations professionnelles et les entreprises déclarent consacrer chacune entre 200.000 et 800.000 euros par an à leur influence. Mais ces montants n'incluent pas les prestations des grands cabinets de conseil comme Weber Shandwick, Fleishman-Hillard, Hill & Knowlton et autres Edelman qui disposent tous d'équipes dédiées aux questions de santé. « Les contrats annuels atteignent 800.000 à 1 million d'euros par an », déclare un professionnel. De quoi assurer sa présence, en effet. Celle-ci est inégalement appréciée. « Quand vous travaillez sur la santé, vous êtes forcément en relation avec l'industrie pharmaceutique. De même que si vous travaillez sur la qualité de l'air, vous voyez les constructeurs automobiles », explique Françoise Grossetête. Mais une autre élue parle de « pieuvre » et dénonce l'« infiltration du personnel politique ». Au point de tomber dans la paranoïa ? Après qu'elle eut exprimé son exaspération, une de ses collègues lui aurait demandé : « Tu n'as pas peur de t'en prendre à l'industrie comme ça ? Tu pourrais avoir des ennuis. » « Il y a une idéologie commerciale, un accent mis sur le marché avec la crise et tant pis pour les droits des consommateurs », dit-elle encore.Pour des élus dénués de moyens et de connaissances, il est difficile de trier entre les faits et les intérêts des lobbies. Une jeune communiste portugaise avait ainsi accepté d'inclure dans un rapport parlementaire dont elle avait la charge que « la maladie d'Alzheimer résulte du dépôt dans le cerveau de la bêta-amyloïde, une petite protéine neurotoxique ». Ce qui a fait bondir le professeur Juvin. « Une telle relation de cause à effet n'est pas avérée. Certains labos ont tenté de montrer que ces plaques amyloïdes étaient un élément clé de la maladie pour fabriquer des autotests et vendre leur soupe », affirme-t-il. Il a réussi à nuancer la position du Parlement. L'Alzheimer, avec ses millions de patients potentiels, constitue un eldorado pour les labos.« À Bruxelles, pour les laboratoires, l'important est de communiquer sur leur vision et leurs investissements. Quand ils ont investi dans un blockbuster, ils ont besoin que leur secteur soit reconnu comme prioritaire », confirme le consultant en lobbying. D'où l'intérêt d'investir dans les associations de patients. Présentées par la Commission et certains élus comme des contrepoids, voire des contre-pouvoirs, ces associations, presque exclusivement financées par l'industrie, sont en réalité un vecteur d'influence supplémentaire. Le Forum européen des patients, créé en 2003 et regroupant 46 organisations, tirait en 2009 plus de 75 % de ses ressources des industriels, Pfizer et GlaxoSmithKline en tête. La même année, les industriels ont versé 5,1 millions d'euros à 308 associations, selon la Haute Autorité de santé française.Françoise Grossetête balaie toute idée d'instrumentalisation. « Je vois travailler les responsables des associations. Ces bénévoles se dévouent corps et âme. Jamais ils n'accepteraient d'être manipulés », dit-elle. « Il y a un recoupement légitime entre intérêts des patients et des labos, mais ils doivent répondre à deux logiques différentes », estime Katrina Perehudoff, chercheur à l'Health Action International. Cette ONG sans financement industriel qui promeut « une utilisation rationnelle des médicaments » a publié le 31 janvier une enquête réalisée auprès de 14 organisations, qui établit le lien entre les positions défendues sur la législation sur l'information sur les médicaments, d'une part, et la source du financement, de l'autre (1). « Le tragique de tout cela est que les organisations de patients se voient attribuer un rôle de plus en plus important dans la législation européenne », indiquent les deux journalistes allemands Caroline Walter et Alexander Kobylinski (2). « Dans le modèle actuel, les représentants des maladies les plus profitables sont présents au top niveau, alors que les patients pour lesquels il n'y a pas de médicament n'ont pas de représentation appropriée », note Katrina Perehudoff. Elle propose une mutualisation des ressources pour « ajouter un maillon dans la chaîne » et assurer une représentation indépendante des patients. De toute évidence, pas plus que les autorités nationales, Bruxelles n'a encore trouvé de remède miracle contre la puissance des laboratoires.Florence Autret et Yann-Antony Noghès, à Bruxelles(1) voir www.haieurope.org(2) Auteurs de « le Patient dans le viseur. La nouvelle stratégie des laboratoires pharmaceutiques », Hoffmann und Campe, 2010.
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