Du bon usage de la colère

Nous assistons aujourd'hui aux dernières convulsions d'un système voué au casse-pipe. Nous sommes au bout de la logique d'une croyance collective mesquine : consommer, c'est vivre, c'est être libre. Avec elle, la recherche du prix toujours plus bas est devenue projet de société?; la défense du pouvoir d'achat le dernier combat démocratique?; le ratio de 15 % de rentabilité sur fonds propre l'unique règle. Excellents élèves, nous avons appliqué les préceptes mêmes de ce turbo capitalisme à nos comportements : la recherche de rentabilité immédiate en tout est venue avec son cadeau Bonux : l'individualisme débridé. Nous avons lâché les liens, les autres et la pensée. Avec les conséquences que l'on sait?: dégâts sociaux (délocalisation), écologiques (épuisement des ressources) et moraux (standardisation des modes de vie et des rêves, mélancolie de masse). Nous voulions la société d'abondance. Nous sommes la civilisation du gâchis.La crise actuelle met fin à la mascarade. C'est tout un système, bâti sur l'American Way of Life, qui prend le mur. Bordés d'objets, nous sommes vides : seuls et sans projet. Les produits technologiques sont le dernier miroir aux alouettes. Ils promettent l'avènement d'une humanité de « ?sachants?, qui communient sur l'autel des informations et des avatars. Mais 75 % des communications d'une même personne sont passées avec quatre interlocuteurs » (2). On se réveille de ces années de culte de la performance et de consommation déchaînée avec un profond sentiment de dépossession. Nos destins sont dictés par Wall Street, nos idées par la publicité. La France est un tout petit pays, l'Europe un « machin » technocratique qui ne prend pas.En plus d'un sentiment d'usurpation et de déclassement social à l'échelle de la planète, nous découvrons des gouvernements incapables de protéger tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases de la compétition globalisée. Nos dirigeants semblent dépassés par la complexité de la mondialisation et par leur extrême dépendance aux marchés. Souvenons-nous de l'usine à gaz mise en place par les ministres européens (le plan de 500 milliards) pour enrayer l'effondrement de l'euro en mai dernier. La Bourse a applaudi... vingt-quatre heures. Nos gouvernements peuvent multiplier les plans de com'. Ils sont coincés entre une opinion publique sur les dents et des marchés surpuissants. Ils réagissent au rythme de la nanoseconde quand le politique a besoin du temps long de la réforme. La mondialisation a explosé notre rapport au temps et rendu nos institutions obsolètes. La bancocratie (3) a remplacé la démocratie. C'est un hold-up consenti, le résultat d'un choix politique, entériné au début des années 1980, pour la désinflation compétitive. Depuis que la puissance des États se mesure en points de PIB, on a lâché les hommes pour le chiffre.Au risque de jouer les Cassandre, le pire reste à venir. Nous prenons la mesure de notre dépendance aux marchés. Nous allons bientôt comprendre leur propre dépendance aux machines. 40 % des transactions quotidiennes sont passées par des automates, sans aucune intervention humaine. Nous pouvons toujours tenter de réguler des individus. Mais peut-on débrancher des machines??De ces vies à crédit, il reste la rancoeur d'individus déboussolés. Cette déprime pourrait se transformer en rage. Jusqu'où faudra-t-il aller pour susciter le désir de construction?? Pour reconsidérer l'économie pour ce qu'elle est ? un moyen ? et remettre l'homme au centre de tout. Sommes-nous capables de saisir notre chance de rompre avec ce modèle et d'inventer un projet commun fort, économiquement viable et durable??Les solutions à la crise ne sortiront pas d'une pochette magique, ni d'une présidentielle. C'est un mouvement mutatif profond et probablement très lent, un projet justement dans lequel chacun a sa part, sur plusieurs générations. C'est une affaire de renoncements et d'utopies, de choix et de colère. Une somme de petites actions individuelles, de petits pas souvent invisibles qui conduiront peut-être un jour à un grand pas pour l'humanité. Nous avons un deuil à faire, celui de l'État providence. Et une émancipation à vivre. Elle découlera de la réappropriation de nos désirs et de nos responsabilités. Du bon usage de la colère en somme. (1) Auteur de « Comment j'ai liquidé le siècle » et d'« Une fille dans la ville ».(2) Stefana Broadbent, pour Swiss Com, 2006. (3) Terme utilisé par l'économiste irlandais David McWilliams.
Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.