Le design, aiguillon de l'industrie

Il y a quelques années, l'agence Saguez & Partners avait lancé un cri d'alarme auprès des industriels par un manifeste : « Le design n'est pas là que pour faire joli. » Agacée par des Français qui mélangent allègrement design et style et mesurent mal sa capacité d'innovation, la profession multiplie les manifestations et les projets pour convaincre de son utilité, pointant régulièrement la Grande-Bretagne où le design tient une place de choix. Selon une étude du Design Council, 100 euros investis dans le design créent 236 euros de chiffre d'affaires. On sait bien qu'Apple est aujourd'hui plus une firme de design que d'informatique. Que Dyson a réinventé un objet aussi banal que l'aspirateur. Et que le succès de Nespresso tient surtout à un marketing centré sur le design. Alors, à quoi ça sert le design ? « À explorer le futur », répond cette année la 7e Biennale de Saint-Étienne avec son thème de la « Téléportation ». « À accroître la compétitivité des entreprises », renchérit Le Lieu du design, créé il y a tout juste un an à Paris, et dont l'exposition « Good Design = Good Business » tend à prouver que le design n'est ni un art ni un mode d'expression, mais une démarche créative de conception.Le design français sort donc du bois. Et, en plus, il devient intelligent. Au sens où les cloisons commencent à tomber. Témoin, la Cité du design de Saint-Étienne qui vient d'être reconnue « ville créative design » par l'Unesco, et accueille jusqu'au 5 décembre plus que des expositions, des réflexions sur notre monde en mouvement. « De quoi sera fait notre environnement futur ? » interroge l'exposition « Demain c'est aujourd'hui » construite par Claire Fayolle, enseignante en histoire du design. On y découvre à quoi pourrait ressembler le travail de bureau par Internet, un monde tertiaire où on shoote les salariés à l'oxygène. Ou la façon de se nourrir avec de la viande née dans des bioréacteurs à partir de cellules souches d'animaux. Mais aussi de nouvelles manières de nous soigner. Ou de communiquer. Les concepts réunis là livrent un large panorama de nos centres d'intérêt et de nos questionnements sur l'avenir.« Ici, les objets montrent comment le design peut être une source ou un aiguillon pour la recherche scientifique, en particulier les nanotechnologies et leurs usages », souligne Claire Fayolle. Mais aussi de plus en plus intelligents au point « d'augmenter notre réalité », c'est-à-dire communiquant entre eux par des étiquettes RFID, connectées au Web, à Twitter, etc. Des concepts innovants proposent aussi des alternatives à notre époque essoufflée. Comme de nouveaux modes de production avec les « fabs labs », petites unités de production installées en ville, proches du consommateur final, satisfait grâce au prototypage rapide. Une sorte de nouvel artisanat du XXIe siècle. Côté alimentation, on est aussi en plein futur avec des prototypes de culture en milieu urbain. « Home Farming » imagine une biosphère domestique permettant de sourcer soi- même sa nourriture et de rendre chaque foyer autosuffisant par le biais d'un aquarium intégré dont la vapeur sert à faire pousser des plantes. Partant du principe que 80 % de la population habitera en ville en 2050, il est envisagé un nouvel écosystème susceptible de transformer les villes en zones d'exploitation. D'où le « guide to free farming » imaginé par les 5.5 designers pour élever des animaux des villes (rats, pigeons et escargots), protéines à domicile. Enfin, chez Philips, un concept d'imprimante alimentaire permettrait d'afficher les profils de nutrition individualisés de chaque membre de la famille ou de mixer des aliments dans la forme désirée (solide ou liquide) pour créer des plats de cuisine moléculaire. Quant aux bateaux touristiques sur la Seine, pourquoi ne pas les faire évoluer en serres flottantes et les faire avancer au biodiesel avec de l'huile de friture recyclée et l'énergie solaire ? Les cultures de fruits et légumes pourraient être vendues à quai ou livrées en vélo. En 2011, le designer Damian 0'Sullivan lancera une opération pilote de ce projet à Amsterdam.On pourrait encore décrire un lavabo à la vasque en textile antibactérien lavable en machine avec ses robinets économiseurs d'eau ou cette caméra vidéo sous forme de ruban à porter autour du cou version écharpe pour montrer combien l'imagination a pris le pouvoir à Saint-Étienne. « En France, nous avons de très bons designers, mais le problème vient des commanditaires (entreprises et politiques) qui ne comprennent pas véritablement ce dont il s'agit et assimilent encore le design à la mode et aux tendances de la décoration d'intérieur », dénonce Claire Fayolle. Mis à part Starck, Mathieu Lehanneur, Matali Crasset ou les frères Bouroullec, la plupart des concepteurs de nos produits de tous les jours restent de parfaits inconnus. Or l'innovation des marques va se nicher dans des détails souvent invisibles pour l'acheteur mais qui, au final, font la différence. « Quand on voit la somme de créativité, on se désole de voir ici si peu d'industriels, tempête le designer Stéphane Bureau, qui travaille avec des scientifiques sur de nouvelles formes d'alimentation. Les dirigeants n'ont aucune culture du design, cette création appliquée à nos vies, à ce qu'on mange ou ce qui nous transporte, dans une perspective de faire mieux que ce qui existe ou de se singulariser. Tous admirent Apple sans imaginer qu'ils pourraient eux aussi faire pareil. »D'où la démarche du Lieu du design, installé depuis un an à Paris dans le XIIe et financé, comme Saint-Étienne, par les collectivités locales et la région. Plus parlant et plus pragmatique, à la fois « fédérateur, incitateur et accélérateur de projets », selon la formule de Laurent Dutheil, son directeur général, il accompagne financièrement et juridiquement les nouveaux projets en partenariat avec l'Inpi et met à disposition des protagonistes une « matériauthèque ». Résultat : 360 projets déposés en un an et 200 instruits, 250.000 euros mobilisés. Quant aux expositions, elles ont drainé plus de 12.000 visiteurs sans compter l'actuelle « Good Business = Good Design » qui accueille chaque jour 500 personnes. Objectif : inoculer le virus du design et prouver que, avant d'être un propos esthétique, il constitue un outil de transformation industrielle et de services. « D'un point de vue culturel, la France n'est pas un pays de designers comme le sont la Grande-Bretagne ou l'Italie. C'est un pays d'ingénieurs et de tradition des beaux-arts. Nous avons cependant toutes les compétences. Elles manquent juste de reconnaissance », souligne Laurent Dutheil.De fait, le taux de pénétration en entreprise reste faible : plus de 60 % des sociétés françaises n'ont jamais eu recours au design et moins de 20 % d'entre elles le jugent stratégique. Lorsqu'elles y ont recours, il s'agit principalement de la communication et des marques. Quant aux produits, elles y vont sous pression des concurrents ou des consommateurs. Face à la Chine et l'Inde et leurs bas coûts de main-d'oeuvre, la profession défend son avantage compétitif. D'où l'urgence de faire émerger une nouvelle culture du design et reprendre à notre compte le slogan des Britanniques depuis 1960 « Design or decline ».Sophie Péte
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