Côte d'Ivoire : le cacao, la guerre et les terres

Si, contrôlant les médias, le clan Gbagbo fait illusion auprès d'une partie de son électorat, lequel avale la thèse du complot international, la grande majorité des Ivoiriens ne sont pas dupes, y compris une partie de ceux ayant voté Gbabgo. Ils sont atterrés. Ils réalisent que le président Gbagbo est prêt à détruire le pays pour garder le pouvoir. Soutenu par les communautés africaines et internationales, le président Ouattara se défend, en scellant l'alliance avec le Premier ministre issu des forces rebelles. Deux présidents, deux personnalités qui se haïssent, deux forces militaires. Dix ans et un processus électoral parmi les plus coûteux de l'Afrique pour revenir au bord du gouffre. Comment a-t-on pu en revenir là ? S'agit-il d'une opposition entre un Sud chrétien et un Nord musulman, comme c'est souvent évoqué ?Pas vraiment. Certes, le Nord-Ouest est favorable à Ouattara et le Sud-Est pro Gbagbo. Mais la question des migrations, de la terre et du cacao a joué aussi, puissamment. Les Baoulé (animistes et chrétiens mais très peu musulmans), dont sont originaires Konan Bédié et l'ancien président Houphouët-Boigny, se sont dirigés en nombre vers le Sud-Ouest au cours des années 1970 et 1980, pour y planter le cacao. Or, si cette puissance migratoire tient en partie au dynamisme propre de populations, elle le doit aussi à trois décennies de politique de l'ancien pouvoir d'Houphouët-Boigny en faveur des migrants, et notamment des Baoulé. Les populations de l'Ouest, se considérant comme autochtones, s'en sont accommodées en cédant massivement leurs terres aux migrants. Elles n'avaient guère le choix.Il en résulte des frustrations considérables, ayant compté parmi les facteurs de la crise militaro-politique des années 2000. En retour, pour reprendre une expression du sociologue Jean-Pierre Chauveau, l'arrivée au pouvoir de Gbagbo, originaire de l'Ouest, a déclenché un espoir de « remise des compteurs à zéro » chez de nombreux autochtones, notamment de la nouvelle génération, dont les appétits s'aiguisent. Récemment, à l'occasion de décès de planteurs migrants, on voit de jeunes autochtones exiger parfois 1.000 ou 2.000 euros pour ne pas chasser les enfants du défunt. Mais au-delà de ces exemples de tensions croissantes ou d'affrontements localisés, les espoirs des autochtones sont déçus : la remise des compteurs à zéro n'a pas vraiment commencé, et heureusement. Poussée au bout de sa logique, elle reviendrait à expulser les migrants, dont la production de cacao dépend à 75 %. La colonne vertébrale de l'économie ivoirienne serait cassée. Le pays voisin, le Ghana, a commis cette erreur en 1969 et a mis vingt-cinq ans à se relever.Si, dans les villes, l'usure du pouvoir et l'appauvrissement sont les premiers déterminants du vote en faveur de Ouattara, dans les villages de toute la zone cacaoyère, la majorité des Ivoiriens déterminent leur vote par rapport à la question foncière, l'enjeu de leur vie de planteurs de cacao. Pour les autochtones, le vote Gbagbo traduit l'espoir de saisir une partie des plantations des migrants ou d'en tirer un loyer le plus élevé possible. Pour une majorité de migrants, notamment Baoulé, le vote Ouattara vise à sécuriser leurs plantations et leur existence en tant que planteurs. On comprend donc l'enjeu considérable de cette élection dans les campagnes de Côte d'Ivoire. Ce n'est qu'une étape. Quelle que soit la suite du processus électoral, on peut s'attendre à des mouvements très puissants pour arracher des morceaux de terre aux uns et aux autres. On veut encore espérer que la Côte d'Ivoire puisse surmonter « la crise électorale ». Mais même en ce cas, 2011 reste l'année de tous les dangers pour la sécurité des Ivoiriens, pour la commercialisation du cacao, pour l'économie du pays, autour de l'enjeu foncier. Malgré dix ans de crise, la Côte d'Ivoire avait réussi à rester le premier producteur mondial du cacao, car cette production est le dernier refuge pour l'emploi. Pour combien de temps ? Le cours mondial du cacao devrait donner le tempo de la crise. Mais, derrière cet indicateur, ce sont des milliers de vies qui sont désormais en jeu. On sait que le pouvoir instrumentalise la frustration autochtone et distribue des armes. Certains villages sont véritablement sur le pied de guerre, prêts à en découdre avec les migrants. Avec, au pire, l'idée que pourrait avoir Gbagbo d'une partition du pays, à la yougoslave. Surtout, la perspective d'un scénario rwandais dans certaines régions du pays se rapproche.Par François Ruf, chercheur au Cirad
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