Dans l'entreprise, l'heure n'est plus à la pitié ou à la charité

Un changement culturel majeur est en cours, particulièrement dans le monde entrepreneurial: une compréhension renouvelée du handicap fondée sur le double constat de limitation d\'activité et de restrictions à la participation à la vie en société. C\'est un réel changement de point de vue pour notre société, encline à réduire le handicap à la défaillance du corps ou de l\'esprit. Un nombre croissant d\'acteurs du monde professionnel - employeurs, responsables des ressources humaines, chargés de Mission handicap, salariés du secteur privé ou public - s\'emparent de cette nouvelle perspective, prenant en compte les facteurs environnementaux. Cette évolution a pour origine des avancées scientifiques internationales qui ont donné naissance en 2001, sous l\'égide de l\'Organisation mondiale de la santé (OMS), à la Classification internationale du fonctionnement (CIF). Cette dernière présente le handicap comme la résultante d\'éléments biologiques et de facteurs contextuels, lesquels constituent des facilitateurs ou, au contraire, des obstacles à la participation sociale, notamment en situation professionnelle.Le handicap ne se résume pas à un fait biologique mais il est aussi fonction de l\'environnement : attitudes et préjugés, relations, soutiens, législation, dispositifs, technologies, etc. La loi du 11 février 2005 « pour l\'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » s\'inscrit dans cette vision. Notre société en son entier - système éducatif, formation professionnelle, culture, art, loisirs, univers professionnel... - est appelée à se rendre accessible aux personnes en situation de handicap. En se laissant saisir par cette approche, plus neutre et moins stigmatisante, le corps social admet que le « fonctionnement humain » ne se conçoit qu\'en interaction avec son milieu culturellement et socialement construit. Si un fauteuil électrique, un siège ergonomique, un télé-agrandisseur, une interface braille, un traducteur en langue des signes, l\'installation d\'un plan incliné, un poste de travail adapté, etc., n\'éliminent pas la déficience, ils en réduisent les résonances. Plus largement, la conception d\'une entreprise conçue dans une perspective de variété d\'usages supprime en amont nombre de difficultés pratiques. C\'est là le principe d\'aménagement de l\'obstacle, de l\'accessibilité de tout à tous.Aussi les branches professionnelles et les entreprises ont-elles désormais pour obligation de réexaminer régulièrement, avec les partenaires sociaux, les conditions de recrutement, de travail, de maintien dans l\'emploi, d\'évolution de carrière des travailleurs en situation de handicap. L\'heure n\'est plus ni à la pitié ni à la tradition caritative, prégnante dans notre culture judéo-chrétienne. Le recrutement mérite de s\'opérer sur la base de compétences développées et reconnues, de diplômes et d\'expérience acquise. Un seul principe : celui de non-discrimination. La démocratie ne saurait en effet s\'arrêter aux portes de l\'entreprise, qui a la responsabilité sociale de garantir l\'effectivité des droits de tous, sans exclusive et sans exception. Ne pas discriminer consiste à égaliser les chances en recourant, autant que faire se peut, à des compensations adaptées : aides, aménagements, médiations et autres accommodements.Prendre en considération la diversité des profils et des potentielsEgaliser les chances consiste à prendre en considération la diversité des profils et des potentiels et à agir de façon modulée, selon les besoins singuliers, pour pallier les inégalités de nature ou de situation. Pourquoi se priver de certains potentiels? Le handicap n\'est pas l\'affaire exclusive des personnes directement concernées ou des militants de la cause : il est l\'affaire de tous. Par son caractère transversal, il concerne chaque domaine de la vie, a fortiori celui de la vie professionnelle, et chacun de nous, pétri de fragilités et de forces. Impossible donc d\'évacuer ce qui nous fait semblables en humanité. La mondialisation et la globalisation exigent que le management développe un véritable savoir-faire en matière de diversité des ressources humaines. Qu\'ils soient architecturaux, ergonomiques, pédagogiques, interculturels ou professionnels, les plans inclinés sont universellement profitables. Le problème est moins la « lourdeur du handicap » que l\'ajustement nécessaire entre un potentiel de travail, des compétences et une entreprise. Les maîtres-mots sont adaptation et innovation, prise en compte de la singularité des situations. L\'aménagement du poste de travail n\'en est qu\'une des modalités opératoires. Nombre d\'entreprises s\'appliquent aujourd\'hui à développer leurs propres compétences : elles apprennent à conjuguer compensation individuelle et accessibilité de l\'entreprise ; à évaluer en situation réelle de travail ; à mettre en œuvre des dispositifs adaptés ; à penser, de façon plus souple, la distribution des tâches et des responsabilités ; à anticiper les problèmes particuliers de sécurité ou de santé ; à cerner à la fois les opportunités et les contraintes qu\'ouvrent la législation ; à dissocier la dégradation d\'un état de santé du devenir professionnel du salarié (bilan de compétences, formation, reconversion).Respect de la dignitéEn somme, la question ne se restreint pas à l\'adéquation d\'un salarié avec son poste et sa mission. L\'entreprise est à concevoir comme un milieu favorable à l\'essor des capacités et compétences de ses collaborateurs. Est-elle «capacitante»? Faire place à la pluralité des potentiels est un savoir-faire qui s\'acquiert. L\'art du management est de reconnaître, valoriser et d\'offrir des conditions optimales pour le développement du potentiel de chacun, d\'intensité et d\'expression variables. D\'où la question de l\'investissement dans la formation professionnelle, l\'alternance ou la proposition de stages réellement formatifs et de l\'accessibilité de ces différentes options. De quels moyens une entreprise se dote-t-elle pour «apprendre à faire» avec la diversité? Valorise-t-elle les savoirs expérientiels de ses salariés en situation de handicap? Les reconnaît-elle comme possibles formateurs ou tuteurs, dotés de savoirs issus de leur expérience du handicap? Considère-t-elle la valeur du conseil et du soutien par les pairs? Plus globalement, le défi est de refuser inconditionnellement les discriminations persistantes pour faire place à la diversité dans l\'univers professionnel, comme partout ailleurs. De faire fi des écueils et des résistances dans la conquête, toujours inachevée, des droits de tous et de chacun. De ne plus considérer les personnes en situation de handicap comme des étrangers à intégrer dans le monde du travail ou comme des personnes privées de toutes ressources, capacités, compétences ou créativité. La privation a priori de la possibilité de se réaliser dans une vie professionnelle fait injure à l\'idée même de dignité. Car exister, c\'est avoir la possibilité de «se produire», de faire œuvre. Charles Gardou est anthropologue et professeur à l\'université Lumière Lyon 2. Il est notamment l\'auteur de \"La société inclusive, parlons-en ! Il n\'y a pas de vie minuscule\", Erès, Connaissances de l\'éducation (2012)Eve Gardien est sociologue et chercheuse associée au Centre Max Weber de Lyon. Elle est l\'auteure de \"Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap\", Erès, Connaissances de la diversité (2012)
Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.