Le lourd héritage européen de la dette grecque

« Malheureusement, nous sommes en faillite. » Ce 10 décembre 1893, devant la Chambre des députés grecs, le Premier ministre grec, Charilaos Trikoupis, vient d'annoncer que les négociations avec les créanciers du royaume ont échoué. Incapable d'assurer le remboursement de sa dette, qui représente près d'un tiers du budget, le gouvernement a refusé de céder aux exigences des banques européennes qui réclamaient leurs « garanties » prévues par les contrats, les monopoles sur les ventes de bois, de sel et de pétrole, et voulaient également un droit de contrôle sur les dépenses de l'État. À Paris, Londres et Berlin, les petits porteurs et les banquiers, qui ont vécu voici six mois la faillite du Portugal, sont furieux. C'est particulièrement vrai en Allemagne où l'on s'est montré depuis quinze ans très friands des « emprunts grecs ». La banque Bleichröder avait notamment su habilement utiliser, en octobre 1889, le mariage entre la soeur du kaiser, Sophie, et le prince héritier du trône grec, Constantin, pour laisser entendre que Berlin apportait ainsi une garantie implicite sur les bons helléniques. Le placement avait été un grand succès. Du reste, la Grèce semble alors une belle affaire : dans une conjoncture mondiale très maussade, la politique de modernisation de Trikoupis laisse entrevoir d'alléchantes perspectives. C'est donc sans mal que, dans les années 1880, le pays peut lever la somme formidable de 650 millions de francs sur les marchés. Mais « la Grèce a fait comme des prodigues qui vivent au-dessus de leurs moyens en s'endettant, résumait en février 1894 un correspondant de la ?Revue des études grecques? éditée à Paris, elle a créé des places et des services publics non point pour satisfaire des besoins pressants de l'État, mais pour contenter des convoitises particulières, pour répondre à des nécessités électorales ». Du coup, lorsque, au début des années 1890, une crise de surproduction des raisins de Corinthe, une des principales sources de revenus du pays, éclate, les recettes de l'État s'effondrent. Athènes se débat encore quelques années, mais ne fait que serrer un peu plus la corde autour de son cou. Il lui faut la couper. Les cris d'orfraie des investisseurs européens ne doivent cependant pas cacher la part de responsabilité de l'Europe dans cette catastrophe. Car 1893 est, en fait, la conclusion inévitable de la politique de dépendance et de soumission de la Grèce menée par les puissances depuis l'indépendance en 1822. Après leur âpre lutte contre les Turcs de 1821 à 1829, les Grecs ne purent en effet jouir de leur liberté. En 1832, France, Russie et Angleterre refusent d'accorder la riche plaine de Thessalie au jeune pays, mais lui « donnent » un monarque mineur, fils du roi de Bavière, Otton, qui débarque avec des fonctionnaires bavarois et 4.000 soldats allemands. Pour assurer la prospérité du pays, on accorde aussi à la Grèce un prêt de 60 millions de francs-or. Mais le régime bavarois s'avère catastrophique. Sous la direction du rigide comte von Armansperg, le pays est brutalement « modernis頻 : les libertés municipales séculaires sont supprimées, les impôts augmentés. Le budget est dévoré par l'inefficace administration « à la prussienne » et les dépenses de la cour. Les dépenses publiques sont multipliées par cinq en dix ans. « Les 60 millions avaient à peine suffi aux folles dépenses du gouvernement, et l'on calculait que la Grèce, pauvre comme aux mauvais jours, se trouvait avoir contracté, sans qu'il en fût résulté aucun bien pour elle, une dette énorme dont elle devait payer les intérêts, tandis que la Bavière en avait absorbé le capital », écrivait en 1843 « la Revue des deux mondes ». Certes, les comptes officiels s'améliorent, mais souligne le voyageur français, ces chiffres rencontrent « beaucoup d'incrédules ». Les Bavarois seraient-ils ceux qui ont maquillé les premiers les budgets grecs ? En réalité, le gouvernement vit de la générosité des grandes puissances qui voient dans les emprunts un moyen d'étendre leur influence. Les Grecs, eux, n'en peuvent plus. En septembre 1843, un coup d'État contraint Otton à chasser sa suite allemande et à octroyer une constitution. Mais il est déjà trop tard. Le pays est divisé par des partis favorables aux grandes puissances qui n'ont pas intérêt à réduire la dette. La corruption s'installe, tandis que le roi cultive sa popularité en flattant le nationalisme et la « Grande Idée », celle de rétablir une puissance grecque sur Constantinople. Les dépenses militaires engloutissent une partie du budget et, en 1854, Otton attaque l'Empire ottoman lors de la guerre de Crimée, ce qui déclenche un blocus franco-anglais très coûteux au pays. En 1862, Otton est chassé par un nouveau putsch. Le pays a alors une réputation impossible en Europe. Un article du quotidien « La Presse », quelques jours après la chute d'Otton, résume l'opinion dans les chancelleries européennes : « C'est à qui jette la pierre à ce petit peuple remuant et inquiet qui ne sait pas jouir de la liberté qu'on lui a faite. Sans tenir compte des intrigues diplomatiques qui entretiennent et provoquent les agitations, on déclare les Grecs incapables de soutenir un gouvernement régulier », ajoute-t-il. On leur donna donc un nouveau roi, le Danois Georges Ier, qui, sous couvert de parlementarisme, laisse en place la corruption, la bureaucratie et la militarisation. L'État continue à accumuler les déficits, le pli était pris. Il mènera à la catastrophe de 1893. Catastrophe, en effet, car ce qui aurait pu libérer la Grèce de ses mauvais génies, la plongea plus encore dans la dépendance. La politique d'austérité de Trikoupis échoua, lui-même dut fuir en 1895 en France. Deux ans plus tard, Berlin impose une commission européenne qui réorganise les finances grecques dans l'intérêt des créanciers. Ces derniers s'en sortirent bien et touchèrent des remboursements jusqu'à l'invasion nazie de 1941. Mais, pour le pays, le prix à payer fut douloureux. Soumise à un chaos politique et social qui dura jusqu'en 1974, la Grèce resta le jouet des puissances et ne put réellement se développer. On comprend alors que les leçons venues de l'Europe résonnent bien amèrement aux oreilles des Hellènes. Romaric GodinLes Bavarois seraient-ils ceux qui ont maquillé les premiers les budgets grecs ?  Les créanciers de la Grèce touchèrent des remboursements jusqu'à l'invasion nazie de 1941.
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