Le paradoxe de la coopération entre banques centrales

La récente annonce surprise de la Réserve fédérale américaine, relative à son intention de maintenir le rythme actuel de ses politiques de relance monétaire, illustre le débat actuel sur le caractère souhaitable ou non de la coopération entre les banques centrales. Bien que la décision de la Fed de poursuivre ses achats massifs d\'actifs à long terme (fameuse politique d\'assouplissement quantitatif) ait été principalement motivée par l\'incertitude du contexte économique domestique, la crainte de voir la fin de cette politique entraîner la montée en flèche des taux d\'intérêt au sein des économies émergentes - et notamment au Brésil, en Inde, en Indonésie, en Afrique du Sud et en Turquie - a fait apparaître une pression supplémentaire non négligeable. Pour autant, les organes décisionnels des banques centrales devraient-ils être tenus responsables des retombées négatives des politiques monétaires adoptées ? L\'expérience (ratée) de la Grande DépressionLe débat autour de la coopération entre les différentes banques centrales s\'est bien souvent axé sur une seule et unique expérience historique, dans le cadre de laquelle la coopération avait dans un premier temps semblé prometteuse, pour se révéler par la suite un désastre. Cette expérience, qui fonde nombre de recommandations de prudence dans le monde moderne, n\'est autre que la Grande Dépression. Au cours de la deuxième moitié de la décennie 1920, la tension transatlantique était quasi-constante, la politique monétaire américaine augmentant les coûts de l\'emprunt et ralentissant la croissance du PIB en Europe. En 1927, lors d\'une réunion secrète tenue à Long Island, à New York, les principales banques centrales européennes persuadèrent la Fed d\'abaisser son taux d\'escompte. Si cette démarche permit de stabiliser à court terme les conditions européennes du crédit, elle fit en même temps gonfler la bulle spéculative qui allait exploser en 1929. L\'intimité surprise des gouverneurs de la Fed et de la Banque d\'AngleterreLa coopération dans les années 1920 était à la fois nouvelle et fragile, fondée sur l\'amitié existant entre le gouverneur de la Banque d\'Angleterre, Montagu Norman, et le gouverneur du district de la Réserve fédérale de New York, Benjamin Strong, ainsi que dans une moindre mesure sur leurs relations avec le président de la Reichsbank allemande, Hjalmar Schacht. Ces relations étonnement intimes et affectueuses entre Strong et Norman se traduisaient par des visites régulières, des conversations téléphoniques (une nouveauté à l\'époque), ainsi que par une riche et étrange correspondance, dans laquelle leurs échanges portaient autant sur des sujets personnels que sur les problématiques monétaires. Strong lui écrivit en effet un jour ce que l\'on pourrait traduire par : « Vous faites preuve d\'une telle excentricité qu\'il semble que l\'un de mes devoirs consiste à vous faire la leçon de temps à autre. »2008 : le retour de la coopérationÀ la fin des années 1920, Strong allait cependant succomber à la tuberculose, et Norman faire face à des dépressions nerveuses successives. L\'héritage de coopération des deux hommes allait bientôt s\'écrouler lui aussi, la plupart des observateurs concluant après la Grande Dépression qu\'il allait être nécessaire que les banques centrales soient soumises à de stricts contrôles nationaux afin de faire obstacle aux futurs efforts de collaboration. Dans le sillage de la crise financière de 2008, la coopération entre banques centrales s\'est déroulée d\'une manière remarquablement similaire. Dans un premier temps, le renforcement de la coopération a semblé constituer un remède approprié : six banques centrales d\'importants pays développés décidant le huit octobre 2008 d\'abaisser considérablement leurs taux d\'intérêt directeurs - trois semaines après l\'effondrement de la banque d\'investissement américaine Lehman Brothers - dans le cadre d\'un effort coordonné de stabilisation des marchés d\'actifs, alors à la dérive. Ces banques centrales ont par la suite injecté d\'immenses sommes de liquidités dans le système bancaire, évitant ainsi son effondrement total.Les émergents ont raté leur chanceÀ l\'heure actuelle, tandis que la Fed détermine ses choix prochains, les banquiers centraux des marchés émergents se préoccupent de plus en plus des effets déstabilisants du resserrement monétaire pour leur économie. Lors du sommet du G-20 de Saint-Pétersbourg, entre autres discussions relatives à la problématique sécuritaire soulevée par la Syrie, les dirigeants mondiaux ont tenté de s\'attaquer au problème en élaborant une formule de coopération monétaire internationale. Ces efforts n\'ont cependant en fin de compte abouti qu\'à un vœu pieux. La réalité moderne est une réalité dans laquelle le mandat de la Fed exige avant tout de cette institution qu\'elle agisse selon l\'état de l\'inflation et de l\'emploi aux États-Unis, laissant aux autres pays le soin de faire face aux éventuelles retombées. Ceci implique pour ces autres États la nécessité de mettre au point les outils appropriés pour limiter les flux entrants de capitaux lorsque les taux d\'intérêt américains sont au plus bas, et de bloquer les flux sortants lorsque la Fed resserre sa politique monétaire. Or, les économies émergentes ont raté leur chance de limiter ces flux entrants, la restriction des flux sortants exigeant alors des mesures draconiennes qui se seraient inscrites en contradiction avec les principes d\'une économie mondiale intégrée.Les nouvelles banques centrales sont des régulateursPar ailleurs, l\'impossibilité d\'anticiper les attentes du marché rend extrêmement difficile l\'élaboration précoce de tels outils. En ce sens, la récente recommandation du G20 selon laquelle les banques centrales des pays développés seraient tenues de « calibrer minutieusement et communiquer avec clart頻 les changements de politiques monétaires se révèle inutile. Dans la mesure où il s\'avère très difficile de communiquer avec précision les changements de politiques prochains, les marchés ont tendance à faire preuve de scepticisme à l\'égard des orientations formulées à long terme. Ceci met en lumière une différence fondamentale entre la coopération des banques centrales dans les années 1920 et ce qu\'elle est aujourd\'hui. À l\'époque, la politique monétaire était considérée comme un « art » pratiqué par une « sororit頻 de banques centrales. Par opposition, les banquiers centraux modernes, qui reconnaissent les limites de tels liens personnels, s\'attachent davantage à formuler des règles et des procédures officielles.Coûts élevés, catastrophe assurée ?L\'adhésion à ces règles peut cependant s\'avérer difficile lorsque les décideurs politiques font face aux objectifs contradictoires que constituent d\'un côté la préservation de l\'emploi et de la croissance du PIB sur le plan national, et d\'un autre côté la garantie d\'une viabilité des mouvements de capitaux internationaux. Quand les choses tournent mal (ce qui se produit quasi-inévitablement), le retour de flamme politique prend alors pour cible ceux des banquiers centraux qui auraient manqué au respect des règles - ainsi que les stratégies de coopération auxquelles ils auraient pris part. Nous sommes par conséquent confrontés à un paradoxe : tandis que les crises renforcent la nécessité d\'une coopération entre banques centrales en faveur d\'une stabilité financière favorable au bien commun international, elles accroissent par ailleurs considérablement le coût de cette coopération, et notamment les coûts budgétaires associés aux interventions de soutien à la stabilité. Ainsi, au lendemain des crises, le monde est souvent déçu par le rôle des banques centrales - et la coopération entre ces banques une fois de plus associée à la catastrophe.  Copyright: Project Syndicate, 2013.www.project-syndicate.org 
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