Justice sociale : état d'alerte

Par les excès dont elle a été le brutal révélateur, la crise financière a délié les langues... et réveillé les esprits. Dans « l'Esprit de Philadelphie », Alain Supiot se livre à un rappel de valeurs occultées ou traitées en parent pauvre par la mondialisation. La déclaration de Philadelphie, qui donne le titre à son ouvrage, en rappelle la quintessence. Cette déclaration, proclamée en mai 1944, définissait les principes mêmes de droits universels, dont est issu le droit social. Au sortir des ravages de la guerre était ainsi solennellement réaffirmée la prééminence de la dignité humaine sur l'utilisation de la force, mais aussi sur l'économie et la finance, considérées comme de simples moyens. Un « texte pionnier » suivi par des accords, plus célèbres aujourd'hui, comme ceux de Bretton Woods ou la Déclaration universelle des droits de l'homme, en 1948.C'est l'esprit même de cette déclaration qui, selon l'auteur, a été dévoyé par le dogme du « tout march頻. Et d'une course à la compétitivité dont la tyrannie internationale du « moins disant social » est l'un des aspects les plus inquiétants. Ne nous trompons pas. Pour ce spécialiste renommé du droit du travail, il n'est pas question de remettre en cause le capitalisme. Mais ses dérives. Il n'a pas de mots assez durs pour dénoncer les « mirages de la quantification » de la vie sociale qui réduit les hommes à de simples « particules » et aboutit à des « mensonges véridiques » de la planification soviétique. Il décrypte, d'une plume acérée, les méfaits des politiques ultra libérales qui, depuis Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ont conduit à une « privatisation de l'État social » et à « concentrer les bénéfices des droits sociaux sur ceux qui en ont le moins besoin ». Mais pour Alain Supiot, la crise financière est le symptôme d'une crise plus profonde, celle du droit, dont il convient de prendre la mesure pour réhabiliter la justice sociale, celle des temps de Philadelphie. Pour cela, il faut élaborer de nouvelles normes qui tiennent compte d'impératifs globaux et locaux et qui remettent l'homme au coeur de la réflexion. Un beau texte, fort de « quelques idées claires » dans un monde devenu confus. Mais dont les retombées concrètes s'annoncent improbables.L'essai de François Dubet sur « les Places et les Chances » le confirme par une analyse dérangeante du concept même de justice sociale, cette quête de réduction des inégalités. Pour le sociologue, cet objectif recouvre deux conceptions qui, sans être antinomiques, ne peuvent être menées de front. Car elles n'impliquent ni les mêmes acteurs, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes priorités politiques. L'une, centrée sur les positions occupées par chacun dans la structure sociale, vise à réduire les inégalités de revenus, de conditions de vie etc. pour viser une « égalité des places ». L'autre, qui participe du discours politique majoritaire aujourd'hui, se fonde sur le « mérite » pour offrir à chacun la possibilité d'obtenir la meilleure place. Bref, si l'« égalité des places » cherche à resserrer l'écart entre les ouvriers et les cadres par exemple, « l'égalité des chances » vise à offrir aux enfants d'ouvriers autant de chances qu'aux enfants de cadres de devenir... cadre !L'intérêt de cet essai est double. Par son approche, François Dubet se fait tour à tour « avocat et procureur » de chaque conception pour mieux en éclairer les forces et les faiblesses. Mais aussi par sa portée politique, l'auteur ne ménageant ni la droite ni la gauche française. À ses yeux, chacune à sa façon, s'est crispée sur des avantages acquis : la droite qui a porté aux nues l'égalité des chances pour mieux préserver ses prérogatives, quitte à échanger une morale fondée « sur la dignité des travailleurs » pour une « morale de sportifs de haut niveau » ; la gauche qui, incapable d'apporter des réponses innovantes, se présente comme le « gardien vétilleux » de l'État providence et des services publics, « faute de vouloir les transformer » alors qu'ils « protègent mieux ceux qui sont intégrés que ceux qui ne le sont pas ». Ce fascinant décryptage se concentre sur trois éléments majeurs du débat politique : l'éducation, la place des femmes et celle des « minorités visibles ». Son verdict est en faveur d'un nouveau contrat social fondé sur la justice des places. Car il l'estime plus équitable pour les faibles, elle présente moins d'effets pervers et favorise finalement l'égalité des chances. Mais pour que les deux versants de la justice sociale se retrouvent, François Dubet propose une feuille de route presque aussi ambitieuse que celle d'Alain Supiot... Autant dire qu'au procès à charge des dérives financières et ultralibérales des dernières décennies, ces deux livres ouvrent de sérieuses pistes de la réflexion. Françoise Crouïgneau« L'Esprit de Philadelphie » par Alain Supiot, Le Seuil, 179 pages, 13 euros.« Les Places et les Chances » par François Dubet, La République des Idées, 128 pages, 11,50 euros.
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