Jeux : Delhi ? n'est pas Pékin, et alors ?

Il suffit de passer du Delhi de la préparation cacophonique des Jeux du Commonwealth (CWG) au Shanghai du XXIe siècle recevant un demi-million de visiteurs par jour à son exposition universelle pour comprendre que les deux géants démographiques d'Asie ne jouent plus du tout dans la même cour. Delhi ne sera même pas au niveau de la seule province de Canton qui se prépare à recevoir plus de 8.000 athlètes pour les 16es Jeux asiatiques qui se tiendront en novembre contre moins de 2.000 à Delhi. Quant au métro de Delhi et à son aéroport ultra-moderne, terminés à temps il faut le souligner, il a bien vingt ans de retard au moins sur ses homologues de la plupart des grandes villes chinoises. Pourtant, face à ce qui apparaît comme un échec, l'Inde méritait-t-elle cette curée médiatique dans le monde occidental, et qui ressemblait parfois à une sorte de revanche sur quelques grandes affaires comme le rachat d'Arcelor par Mittal ? On peut comprendre l'agacement devant l'arrogance de certaines élites indiennes qui aiment à vendre depuis quelques années le thème du « Chindia » comme futur centre de gravité du XXIe siècle. Voire de certains auteurs qui parlent d'une Inde dépassant la Chine d'ici à 2050. Deux choses sont plus difficiles à comprendre. D'abord, la fascination devant les prouesses sportives du régime chinois chez ceux-là mêmes qui partagent l'immense interrogation sur la transition politique de ce pays. Le prix Nobel de la paix décerné en plein Jeux de Delhi à Liu Xiaobo a, de ce point de vue, été salué comme une véritable médaille d'or par les Indiens qui en ont un peu assez d'être sans arrêt dévalués face à la « Dragon Economy » en oubliant ses pieds d'argile. Nos entreprises ont d'ailleurs commencé à se diversifier sur l'Inde pour ne plus avoir tous les oeufs dans le même panier. Elles y font en moyenne des profits dès la première année d'opération et se sentent totalement sécurisées pour leurs technologies. Ce qui est loin d'être le cas en Chine, et même de moins en moins avec la nouvelle politique fixant à 80 % le contenu en technologie locale de toute production sur le territoire chinois La deuxième interrogation porte sur la difficulté à comprendre comment fonctionne justement le modèle indien. Comment arrive-t-il à faire depuis plus de dix ans entre 8 % et 9 % de croissance en dépit de tous ses dieux, de ses bakchichs, et de sa gouvernance fédérale et locale totalement défaillante comme l'a montré la gabegie des dix milliards de dollars dépensés pour les Jeux dont la moitié en pots de vin et travaux de qualité effroyable ? Parce que ce modèle dispose précisément de ressorts que l'ancien prix Nobel d'économie et ambassadeur en Inde, J.K. Galbraith, avait bien repérés derrière ce qu'il qualifia d'« anarchie fonctionnelle ». D'abord, le sens du débat public, et on est effectivement aux antipodes du modèle chinois. C'est bien en Inde même que les critiques les plus vives se sont exprimées contre les CWG, jusqu'à la cour suprême qui a dénoncé publiquement l'incompétence des organisateurs et la corruption qui a entouré leur préparation. Sait-on aussi qu'une bonne partie de l'impréparation des Jeux est due à un ancien ministre des Sports, membre historique du parti du Congrès. Mani Shankar Aiyar avait en effet dénoncé, dès son arrivée, le principe même de l'organisation des CWG et proposé, à la place, de construire dans tout le pays des stades dont l'Inde manque tant. Faut-il pour exister sur la scène internationale sacrifier à l'équité entre Delhi et le reste de l'Inde ? Faut-il faire venir un million de travailleurs précaires payés deux dollars par jour pour les renvoyer ensuite chez eux ? Fallait-il détruire des bidonvilles entiers pour construire ce misérable village olympique et le plus grand dépôt de bus du monde pour accueillir le millier d'autobus neufs que la capitale va s'offrir à l'occasion des Jeux ? Tel est le débat public en Inde - faut-il le regretter ?La deuxième source de vitalité est le sens de l'entrepreneuriat à un niveau rarement vu et qui suppose bien une société démocratique, alors que la Chine conserve en sous-main un rôle dominant à ses entreprises d'État (SOE), même déguisées en entreprises privées. Voici ce qui explique le succès de la téléphonie indienne dont tout le pays s'est équipé en dix ans, de ses groupes informatiques, et même de son métro ou de ses aéroports quand on les a confiés à des groupes aussi professionnels que GMR, par exemple. Le véritable bilan des Jeux de Delhi sera très probablement la consécration de l'idée que l'État indien doit désormais sous-traiter tous ses travaux d'infrastructures au secteur privé, et cela, en toute transparence. Ce qui suppose précisément l'amélioration du fonctionnement concret de la démocratie indienne. Ce faisant, l'Inde devrait voir se renforcer dans les prochaines années la force de frappe de ses groupes d'affaires et sa gouvernance. Derrière l'échec de la préparation des Jeux du Commonwealth, attention à ne pas se complaire dans la revanche ou dans l'humiliation de tout un pays face à une Chine qui continue de fasciner nos élites. On peut y lire plutôt la confirmation que l'Inde va continuer de s'affirmer comme un acteur essentiel de la nouvelle architecture économique et géopolitique mondiale avec tous ses défauts et ses forces qui en sont le pendant.(*) Auteur de «L'économie de l'Inde» (Ed La Découverte)
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