L'émergence de la « classe créative »

« Nous avons une position à Hong Kong. Être le premier à commercer avec la Chine, vous imaginez ? » Cette formule a été prononcée récemment par le secrétaire américain au Commerce ou le patron de General Motors ? Non. Il s'agit d'une réplique qui clôt le film de Disney, « Alice au pays des merveilles ». Et c'est un parfait résumé de l'influence culturelle des Américains partout dans le monde à travers leurs blockbusters, leurs best-sellers, leurs médias et leurs séries télévisées. Pourquoi ?Au coeur de ce savoir-faire américain se trouve la « creative class », cette « classe culturelle » qui est en train d'émerger. Loin de la conception française étroite de l'art, qui limite la profession d'artiste à l'avant-garde et à l'élite, la notion de « creative class » embrasse les artistes et les professionnels du divertissement, les scénaristes de séries télévisées et les concepteurs de start-up Internet. On ne parle plus d'« industries culturelles », expression critique et néomarxiste, mais d'« industries créatives », ouvertes aux médias et à Internet. Résultat : alors que nous avons seulement 400.000 « artistes » en France, les États-Unis alignent près de 38 millions de personnes dans leur « creative class ».On peut bien sûr se demander si un chef cuisinier ou un architecte d'intérieur doit être rangé dans cette nouvelle CSP un peu fourre-tout. Reste que cette créativité tous azimuts frappe immédiatement le chercheur lorsqu'il enquête aux États-Unis. Cette énergie s'appuie sur 3.500 universités (dont 77 % sont publiques et les autres à but non lucratif) qui font souvent l'expérimentation des industries créatives.Le dynamisme des communautés ethniques est une autre clé de ce bouillonnement culturel : certes les Américains attaquent les quotas de la diversité culturelle à travers le monde pour protéger leurs industries, mais ils valorisent fortement la culture produite par leurs minorités sur leur propre sol (l'inverse de la France qui se gargarise de diversité culturelle à l'OMC et à l'Unesco mais bascule dans la défense de l'« identité nationale » à domicile). Quant à Internet, autre point crucial du dynamisme culturel américain, la France n'a toujours pas fait sa révolution numérique, elle qui soutient peu ses start-up et a fait voter l'absurde et déjà obsolète loi Hadopi.La puissance des médias, de la culture et d'Internet outre-Atlantique s'explique notamment par la montée en puissance de cette classe créative, qui nourrit les industries de « l'entertainment » par sa périphérie, les minorités, les universités et les start-up permettant constamment à la culture « mainstream » (dominante) de se renouveler.À la traîne face aux États-Unis, dont les exportations en matière de contenus culturels et médias augmentent depuis dix ans d'environ 10 % par an, l'Europe a vu ses propres exportations diminuer de 8 % par an sur la même période (données OMC). Mais ce ne sera que le début du déclin européen si nous ne réagissons pas.Dans quelques jours à Shanghai, la Chine va faire la démonstration de sa puissance culturelle. Cet été, à l'occasion de la Coupe du monde, l'Afrique du Sud et le groupe média Naspers montreront au monde qu'ils émergent, eux aussi. Reliance, le géant indien, vient de racheter une partie de Dreamworks et d'investir dans dix maisons de production d'Hollywood. La qatarienne Al-Jazira vient de racheter plusieurs chaînes sportives lui permettant de dominer ce marché dans le monde arabe et annonce le lancement d'une chaîne en français. Le saoudien Rotana veut diffuser ses télévisions et sa musique arabe en France. TV Globo au Brésil, Televisa au Mexique, Star et Phoenix TV à Hong Kong, ANTV en Indonésie : c'est toute une nouvelle géopolitique de la culture et des médias qui est en train de naître sous nos yeux.C'est en prenant au sérieux les industries créatives et en encourageant la « créative class » à produire une culture à la fois diverse et « mainstream » que nous pourrons reprendre pied dans les échanges mondiaux de « contenus ». Sinon, face aux États-Unis mais aussi aux pays émergents, nous serons submergés. Et tout simplement « buzz off » : rayés du buzz mondial.(*) Auteur de « Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde » (vient de paraître chez Flammarion). Animateur de « Masse Critique, le magazine des industries créatives et des médias » sur France Culture.Point de vue Frédéric Martel Chercheur et enseignant à HEC (*)
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