La fin de Loujkov dégèle le business à Moscou

Iouri Loujkov a été limogé le 28 septembre, peu après avoir osé critiquer publiquement le président Dmitri Medvedev. Chose inacceptable dans le système politique russe, purement pyramidal, au sommet duquel trône le tandem Poutine-Medvedev. En tant que tête de la région (Moscou possède le statut de région), Iouri Loujkov est nommé par le président, et non par un scrutin électoral. Il avait jusqu'ici été toléré à cause de sa popularité, de son obséquiosité envers le Kremlin et surtout parce qu'il était l'unique maître chez lui, à Moscou.Mais c'est précisément cette omnipotence, et ses conséquences économiques, qui a fini par user la tolérance du Kremlin. L'épouse du maire, Elena Batourina, possède selon « Forbes » une fortune de 2,9 milliards de dollars, ce qui en fait de loin la femme la plus riche de Russie. Une fortune issue d'Inteko, société de BTP dont l'essentiel des chantiers se trouve dans la ville dirigée par son mari. Obstinément niée par le couple mais connue de tous, la collusion d'intérêt n'était avant septembre 2010 dénoncée que par l'opposition radicale. Autre facteur irritant, la gestion calamiteuse des transports. La congestion des routes paralyse la capitale russe pendant quatre heures par jour, et les spécialistes prédisent un blocage complet pour les deux ans à venir. Le déficit de ponts et de tunnels fait que des quartiers entiers de la capitale sont isolés du réseau par des voies ferrées, des cours d'eau ou des zones industrielles. Pour ne rien arranger, le prix de la construction de routes atteint des records?: 51,7 millions de dollars le kilomètre contre 6,5 millions de dollars en moyenne en Europe. Un surcoût mis sur le compte de la corruption et du népotisme de l'ex-maire. « C'est le manque de compétition qui fait monter les prix », dénonce Boris Nemtsov, ancien vice-Premier ministre passé dans l'opposition. « Nous devons organiser des appels d'offres ouverts aux compagnies étrangères. » Propos qui rempliraient d'espoir nos Vinci et Bouygues... s'ils venaient de décideurs.La question des routes est même devenue un point de conflit ouvert entre le maire et les autorités fédérales quand cet été, les deux principaux aéroports de la capitale se sont plaints que des travaux non planifiés ont « artificiellement » créé des embouteillages monstres sur les routes menant à Cheremetievo et Domodiedovo. Iouri Loujkov a été accusé de concurrence déloyale, car la mairie de Moscou est actionnaire de Vnoukovo, le 3e aéroport de Moscou, qui, lui, n'a pas été touché par cette vague de « travaux inopinés ».Cet incident illustre les manières autoritaires de l'ex-maire, et plus largement les rapports de force entre autorités locales et entrepreneurs. « Le Moscou des années 1992-2010 a vu peu à peu se constituer dans chaque secteur un milieu anticoncurrentiel », explique l'économiste Konstantin Sonine. « Les gagnants sont les premières sociétés à être rentrées sur le marché et les hauts fonctionnaires qui ont protégé ces sociétés de la concurrence en l'échange d'une part dans les bénéfices du monopole. »Tous les investisseurs étrangers qui lorgnent Moscou savent que chaque transaction d'envergure nécessite l'assentiment du chef, et un contact direct avec ce dernier est hautement recommandé. « Loujkov était le chef typique des années 1990?: un pouvoir vertical basé sur une personnalité incontournable et des liens informels. Dans un pays enfoncé dans une bureaucratisation extrême, ce sont précisément les liens informels qui constituent l'instrument principal de gouvernance », résume un éditorial du quotidien « Vedomosti ». « Ikea n'a jamais pu ouvrir un magasin à Moscou parce que Iouri Loujkov a l'enseigne dans le nez. Le courant n'est pas passé malgré tous nos efforts », raconte un ancien du groupe Ikea. Les trois centres commerciaux du groupe sont en banlieue. À l'inverse, Auchan et l'allemand Metro ont cultivé d'excellents rapports avec la mairie et comptent de nombreux magasins intra-muros. Idem pour Renault qui, après de longues négociations avec Iouri Loujkov, a ouvert son usine d'assemblage de Logan près du centre-ville. Risquent-ils de perdre des positions privilégiées?? « Lorsqu'une nouvelle administration prend la suite d'un long règne, des possibilités s'ouvrent pour de nouveaux acteurs », estime Chris Weafer, stratège de la banque d'investissement UralSib.Les craintes sont partagées par les PME, qui subissent en outre un barrage d'extorsions de bakchichs. « Nous sommes forcés de graisser la patte de divers fonctionnaires des services sanitaires, anti-incendie, fiscaux, etc. pour travailler à Moscou. Nos interlocuteurs risquent de changer, et nous devrons alors reprendre tout à zéro?! » se lamente un homme d'affaires français installé depuis dix ans à Moscou.Des facteurs aptes à refroidir plus d'un investisseur. Mais Moscou reste la porte d'entrée du pays et concentre deux tiers des capacités financières et un quart du PIB. La ville compte 10 millions de consommateurs disposant de salaires 40 % supérieurs à la moyenne nationale, sans oublier la 2e concentration de milliardaires de la planète derrière New York. Pour les groupes de BTP ou de services aux collectivités locales, Moscou apparaît comme un phare dans la nuit avec ses énormes besoins de modernisation et son budget annuel de 470 milliards de dollars...Emmanuel Grynszpan, à Moscou
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