Quand le design devient une industrie

- - - L'APRÈS-GUERREAu lendemain de la Seconde Guerre, le gouvernement de la France libre met en place le 16 novembre 1944 un ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (MRU) à la tête duquel De Gaulle place Raoul Dautry. Il y a urgence en la matière : il faut reconstruire les villes détruites - Le Havre, Brest, des quartiers entiers à Marseille -, reloger les sinistrés, mais aussi maîtriser l'aménagement du territoire tout en favorisant « certains mécanismes macroéconomiques avec le secteur de la construction et des travaux publics ». Ainsi importe-t-il de réorganiser la filière bois et de fédérer fabricants, diffuseurs et créateurs autour d'un programme mobilier devant être rapidement mis en vente.Pur processus volontariste, la modernisation du pays modifie profondément la physionomie des villes. En dépit du plan Marshall et de la loi dite des loyers de 1948, la population est mal logée : au début des années 1950, un tiers des jeunes ménages vit en meublé dans une à deux pièces, un autre tiers chez les parents, le dernier à l'hôtel. Dès sa parution en 1946, la revue « Maison française », qui ambitionne de rendre la vie à la maison plus saine, confortable et belle, évoque les privations dues à la guerre, la pénurie, la masse de travaux et informe longuement, sérieusement ses lecteurs du programme officiel de reconstruction, des lois d'allocation du logement, et fustige le taudis bourgeois, pointant l'incurie des Français à convertir leur habitat à la modernité et au confort.- - - LES SIXTIESS'ouvre une ère nouvelle que l'on a tôt fait de désigner comme les Trente Glorieuses. Rayon meubles, la modernité tant réclamée, attendue, se produit au Salon des artistes décorateurs tandis qu'au Salon des arts ménagers, « Moulinex libère la femme ».Sur le terrain, le groupe Saint-Honoré formé par de jeunes décorateurs ouvre à Paris un magasin coopératif destiné à diffuser du mobilier aux dimensions réalistes, démontable, escamotable, superposable et pliant.Jean Prouvé, Maxime Old et Charlotte Perriand, à qui Air France vient de confier la conception de ses agences, planchent sur le thème ado, univers mobilier alors totalement inédit ; Marcel Gascoin et Pierre Guariche sur celui de l'étudiant. Les « meubles jeunes » d'Alain Richard, Monpoix, ARP, présentés au Salon des arts ménagers, suscitent la controverse.Le style scandinave, érigé en bon goût absolu, dicte sa loi et influence la création française de cette fin des années 1950. Le cubisme fait son entrée au musée d'Art moderne, on parle beaucoup des meubles métalliques de Mathieu Matégot et de Pierre Paulin pour son bureau et sa chaise fabriqués par Thonet France. Entre la série industrielle que nul n'appelle encore design se profile la question de « l'ordre préfabriqu頻. En 1959, à l'image des industriels italiens comme Pirelli mettant les designers au défi de créer des meubles en usant de matériaux synthétiques, Formica initie un concours de création audacieux. Cette même année, alors que Mobilier International importe en France les meubles américains d'Eames, Saarinen et Bertoia produits par Herman Miller, Pierre Perrigault fait de même avec ceux du Danois Arne Jacobsen édités par Fritz Hansen. Son magasin, ouvert boulevard Raspail, diffuse le mobilier de son associé, le designer Étienne Fermigier, et aussi celui de Pierre Paulin. Non loin de là, sur le même boulevard, Steiner fait aussi le siège de la modernité avec la chaise Diamant de René-Jean Caillette, récompensée à l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958, ou avec les canapés et fauteuils 770 de Joseph-André Motte. Firme familiale fondée dans les années 1920, Steiner collaborait alors avec l'Atelier de recherche plastique (ARP) mené par Pierre Guariche, créateur de la chaise Tonneau et entamera avec succès les sixties avec Michel Mortier.- - - LES ANNÉES 1970Dix ans plus tard, Steiner casse la baraque avec les sièges de Kwok Hoï Chan et le fameux canapé modulable Chromatique.Venue du barreau de chaise, la maison Roset (ex-veuve A. Roset) après dix ans de mobilier moderne d'inspiration scandinave en hêtre, peu cher et facile à l'usage, passe au contemporain en 1965 avec le siège coquille. En 1975, le canapé Togo de Michel Ducaroy immortalisé par « les Frustrés » de Bretécher fait un tabac (1,2 million d'exemplaires vendus à ce jour). Devenue Ligne Roset, la maison ouvre son premier magasin en 1973 et confie sa pub à Jacques Séguéla.Né à la charnière des années 1959 et 1960, Roche Bobois marque l'association de la famille Roche, qui possède alors, rue de Lyon, plusieurs magasins diffusant des marques de mobilier comme Minvielle et Steiner mais aussi de l'électroménager comme Comera ou Frigidaire, et de la famille Chouchan qui tient, boulevard de Sébastopol, un magasin de meubles à l'enseigne Au Beau Bois. Ensemble, ils importent et diffusent en exclusivité un catalogue de mobilier scandinave où figurent les sièges Ball et Pastilli d'Eero Aarnio, très vite élargi au mobilier italien et français avec les sièges Djinn d'Olivier Mourgue édités par Airborne, alors acteur majeur du paysage contemporain hexagonal. Roche Bobois se lance à son tour dans l'édition en 1967 avec la collection Ozoo, en fibre de verre, créée par Marc Berthier et fait son entrée dans la cour des grands en 1971 avec le canapé Lounge du designer argentino-allemand Hans Hopfer. Ouvert en 1967 boulevard Saint-Germain, le premier magasin, alors baptisé Asko, devient un incontournable du genre, où même Louis Aragon est client. L'année suivante, la chronique mobilière est révolutionnée par le lancement du catalogue programme Prisunic conçu sous la direction artistique de Denise Fayolle et Maïmée Arnodin, fondatrices de l'agence Mafia. Porté par le slogan « Le beau au prix du laid », cet oukase stylistique perdure jusqu'en 1975 avec l'édition de 16 catalogues présentant par collection des pièces sélectionnées, signées Olivier Mourgue, Gae Aulenti, Marc Held... L'opération est culottée, inspirée par le coup de génie de Terence Conran qui a ouvert, quatre ans plus tôt à Londres, le premier magasin Habitat. Fer de lance d'une utopie démocratique pour jeunesse aisée non conformiste, le catalogue Prisunic devient le laboratoire manifeste d'une industrie qui a enfin intégré la notion du design dans ses processus et qui serre les coûts pour séduire le grand public provincial. Le design industriel est bien né.
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