« On ne parviendra pas à sortir de cette fuite en avant »

Isabelle Bouillot, vous dirigez le fonds d'investissement China Equity Links. « Le monde ne sera jamais plus comme avant », a-t-on beaucoup entendu. Partagez-vous ce diagnostic ?Nous sommes passés au bord du gouffre, comme jamais, et cela a accéléré une certaine prise de conscience. Seulement, on s'est focalisé beaucoup trop exclusivement sur la sphère financière : c'était certes pratique pour tout le monde d'identifier rapidement un bouc émissaire, d'autant plus qu'il y avait des dérèglements objectifs. Mais c'était oublier que c'est d'abord une crise économique, donc plus globale. Nous vivons, depuis plusieurs années, une gigantesque redistribution des cartes à l'échelle mondiale : si le monde a crû en moyenne de 5 % l'an depuis 2003, cette moyenne cache un écart grandissant entre des pays émergents, qui se développent au rythme de 8 % à 10 % l'an, et pays développés dont la croissance plafonne à 2 % à 3 %. Sans coordination au sein d'une gouvernance mondiale, ce grand écart ne peut qu'engendrer des tensions de plus en plus fortes entre ces deux pôles, et conduire à des crises aiguës. On a cru pouvoir dépasser les contradictions en s'en remettant à la liquidité infinie supposée soutenir une croissance acceptable des pays développés pendant qu'elle permettrait à des centaines de millions de pauvres de décoller économiquement. La flambée des prix des matières premières et les hausses des taux décidées pour lutter contre les risques de reprise de l'inflation ont fait basculer le système.La reprise en main des rênes par les banques centrales et les États, et les esquisses de coordination menées à travers le G20, vous paraissent-elles être en mesure de rééquilibrer l'économie mondiale ?Dans l'urgence, il était difficile de faire mieux. Mais, pour l'instant, les problèmes de moyen terme ne sont pas réglés. Car le déversement de liquidités crée les conditions de nouvelles crises. Ce qui est très inquiétant, c'est que la nécessité que les marchés financiers fonctionnent est si cruciale pour nos économies qui se financent pour moitié à travers eux, que les banques centrales voient leurs moyens de pilotage amoindris par cette contrainte. Jusqu'où les banques centrales américaines et britanniques vont-elles financer les déficits publics ? Jusqu'à quand peut-on admettre une création monétaire mondiale alimentée en continu par les déficits américains, et par la volonté de la Fed de soutenir à tout prix la croissance américaine ? On a le sentiment qu'on ne parviendra pas à sortir de cette fuite en avant. On peut donc craindre que le tremblement de terre de l'an passé connaisse des répliques sévères. Notamment dans le domaine des financements des États : si les dettes publiques sont aujourd'hui des valeurs refuges, et si nos budgets bénéficient clairement des taux bas, cela ne durera pas. Certains États auront des difficultés de financement, et tôt ou tard, les taux longs vont se tendre, alimentant des surcroîts de déficit. Sur un autre plan, de nouveaux écarts déstabilisants entre zones se creusent : accroissement rapide des capacités de production dans les pays émergents, alors qu'elles se réduisent dans les économies avancées. Une gouvernance plus étroite entre les États-Unis, la Chine, l'Europe, le Japon, et les pays producteurs de pétrole, chacun y mettant du sien au-delà de ses intérêts propres, est donc impérative pour trouver le cheminement équilibré d'une croissance mondiale de 5 %. Mais cela va être long et compliqué. Gardons-nous de croire au remède miracle, comme par exemple une consommation chinoise capable demain matin de tirer la croissance mondiale. « Le monde d'après », surtout dans les économies avancées, doit d'abord être plus lucide sur ce qui se passe dans le monde.Propos recueillis par V. S.Isabelle Bouillot
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