La science prise en otage

On parle souvent d'une désaffection pour les sciences dans les pays développés, en particulier en France. En guise de preuve, on avance certains signes comme la décroissance du nombre de doctorants et d'étudiants inscrits dans les filières scientifiques. Les enquêtes d'opinion font état d'un discrédit des sciences perçues surtout par leurs conséquences négatives sur le climat, sur la pollution, sur l'emploi, sur la santé, etc. Certes, ces conclusions demandent à être relativisées car, dans le même temps qu'ils expriment une défiance vis-à-vis des sciences, les sondés font plutôt confiance aux scientifiques et ils ressentent très clairement l'importance des sciences pour la société. Quant à la crise des vocations, elle doit aussi être relativisée, puisque le nombre total de jeunes gens qui s'engagent dans des études scientifiques et techniques demeure stable.Cependant, s'il n'y a pas véritablement désaffection pour les sciences, il y a indubitablement désamour. Pour s'en convaincre, reportons-nous à la fin du XIXe siècle. Lorsque Claude Bernard mourut, en 1878, « Le Figaro » lui consacra plus de trois pleines colonnes de sa première page qui en comptait cinq et Gambetta réclama que l'État prenne en charge ses funérailles. Et, l'émotion fut plus grande encore lors du décès de Louis Pasteur. Comment, en comparant l'ampleur de ces manifestations aux quelques entrefilets publiés dans les journaux, il y a moins d'un an, après le décès de Jean Dausset, Prix Nobel de médecine, ne pas conclure à un désamour pour les sciences ? Ce désamour apparaît d'autant plus étrange que, si la science s'opposait encore à la religion à la fin du XIXe siècle, aujourd'hui, nos contemporains admettent généralement la validité de la méthode scientifique. Et, au plan économique, personne ne doute plus du rôle clé qu'elle joue dans de multiples secteurs. Or, c'est là, selon nous, ce qui cause le désamour, car les sciences prennent désormais une fonction politique nouvelle. Pendant des siècles, elles entretenaient une relation directe, éventuellement tendue, avec le pouvoir politique. Ces tensions pouvaient conduire à des crises, comme il en alla au XVIIe siècle, lorsque Galilée fut condamné, mais elles relevaient toujours d'un dialogue étroit et confidentiel entre les scientifiques et les représentants du pouvoir politique. Aujourd'hui, il en va bien autrement : tous se sentent concernés par les résultats des sciences ; en conséquence, des intérêts multiples s'affrontent au grand jour et prennent la science en otage. Ainsi, les recherches en agronomie, en particulier sur les OGM, concernent à la fois agriculteurs, consommateurs et industriels du secteur ; il en va de même des études sur le climat et des travaux dans le secteur médical où divergent les intérêts des patients, des médecins, des firmes pharmaceutiques, des institutions supranationales, comme l'OMS, et des assurances-maladie, ce qu'illustraient parfaitement les polémiques lors de la pandémie de grippe H1N1 que nous avons connue cet hiver. Et, lorsque l'on n'y perçoit plus que le jeu des intérêts, des ambitions et des pouvoirs, les sciences n'apparaissent que comme des activités ordinaires. Les sciences se construisent sur le conflit des arguments ; les disputes y portent sur les idées, uniquement sur elles. Contrairement à ce que la sociologie contemporaine des sciences veut laisser accroire, ni les avantages personnels, ni a fortiori les coalitions ne l'emportent dans les débats scientifiques. En cela, les sciences se distinguent fondamentalement des autres activités, en particulier de la politique, de la production industrielle et du commerce. Pour que les sciences restent au service de tous, sans être instrumentalisées, pour qu'elles conservent leur dignité, et donc leur attrait, il faut que les scientifiques s'expriment librement. Ils ont non seulement le droit de le faire sans qu'on les accuse de défendre telle ou telle faction, mais ils en ont aussi le devoir. Telle est leur responsabilité. C'est à ce seul prix que l'on pourra restituer aux sciences leur place. Mais, pour cela, la responsabilité des scientifiques doit être clairement distinguée de celle des politiques et des décideurs. nPoint de vue Jean-Gabriel Ganascia Professeur à l'université Pierre-et-Marie-Curie
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